La piste Ben Laden. Influencé
par le puritanisme wahhabite, le Saoudien, et sa «nébuleuse»,
sont dans la ligne de mire
Le Wahhabisme, une arme à double tranchant
Ce mouvement ultrarigoriste s'est retourné contre les Saoud.
Par CHRISTOPHE AYAD
Le vendredi 21 septembre 2001
il neuf cent soixante-dix-neuf,
année islamique. Commencée avec le renversement du shah
d’Iran par l’ayatollah Khomeiny, l’année s’était
terminée par l’entrée des chars soviétiques
en Afghanistan.
Entre ces deux dates phares, un événement passe presque
inaperçu: la prise, le 20 novembre 1979, de la Grande Mosquée
de La Mecque par un commando dirigé par un illuminé, Juhayman
al-Oteibi, qui se proclame Messie. Il explique surtout aux milliers
de fidèles retenus en otage que le régime saoudien, corrompu
et oublieux des préceptes de l’islam, doit être renversé.
Riyad fait tout pour étouffer le scandale, mais le régime
doit finalement se résoudre à faire appel à la
France, qui lui expédie le GIGN: les hommes du capitaine Barril
viennent à bout des insurgés en les noyant dans les sous-sols
de la mosquée où ils se sont réfugiés. La
famille Ben Laden, qui avait réalisé les travaux d’agrandissement
du sanctuaire, en avait fourni les plans avant l’assaut…
Une
famille, une richesse et une doctrine
Le
jeune Oussama n’a pas oublié l’épisode, même
si c’est le jihad en Afghanistan qui occupe son esprit à
l’époque. Une décennie plus tard, au moment de la
guerre du Golfe, c’est lui qui adressera le même reproche
aux dirigeants saoudiens, coupables d’avoir laissé une
armée occidentale (1) s’installer sur la terre sacrée
du royaume, le lieu où Mahomet reçut la révélation
divine. Le reproche porte d’autant plus qu’il touche au
fondement même du pouvoir saoudien: le souverain ne s’est-il
pas lui-même décerné le titre de «protecteur
des Lieux saints»? Le pèlerinage annuel à La Mecque
est devenu, sous les Saoud, un véritable instrument de prestige
et de puissance. On résume souvent l’Arabie Saoudite à
une famille (les al-Saoud) ou à une richesse (le pétrole);
on sait moins que ce pays est avant tout une idéologie, le wahhabisme.
C’est
en effet de l’alliance passée en 1745 entre Mohamed ibn
Abd al-Wahhab (1703-1792), réformateur ultrarigoriste, et le
chef de tribu Mohamed ibn Saoud qu’est née l’Arabie
Saoudite. Mohamed ibn Abd al-Wahhab est une sorte de taliban avant la
lettre: sa vision de l’islam interdit la musique, la poésie,
le tabac, le rire… Il exècre les chiites et le culte des
saints, il refuse toute interprétation du texte sacré,
exception faite de celle d’Ibn Hanbal (2).
Ce
puritanisme extrême est doublé d’un conservatisme
politique tout aussi inébranlable. Le marché est clair
et reste valable jusqu’à aujourd’hui: les Saoud éliminent
toute autre pensée que le wahhabisme sur les territoires qu’ils
contrôlent et, en échange, les wahhabites garantissent
l’obéissance des fidèles au pouvoir.
Establishment religieux
Partis de leur refuge du Nedj au XVIIIe siècle, les saoudo-wahhabites
ont progressivement conquis le pays. Et lorsqu’ils entrent dans
La Mecque en 1924, les wahhabites commencent par détruire les
tombes des hachémites, descendants du Prophète et grands
rivaux des Saoud, pour la simple raison qu’il est interdit de
révérer quiconque autre que Dieu, même pas le Prophète.
Aujourd’hui, le cimetière de la famille royale saoudienne
n’est qu’un alignement de pierres nues plantées dans
le sable.
Lorsque
les dirigeants saoudiens «oublient» la pureté inflexible
du dogme, les oulémas wahhabites se chargent de la leur rappeler.
Ainsi, le royaume n’a pas pu organiser de réjouissances
pour son jubilé d’or en 1999 car les deux seules fêtes
«licites» sont religieuses: l’aïd el-kebir et
l’aïd el-fitr.
L’establishment
religieux wahhabite occupe une place de choix au sommet de l’Etat
saoudien, à tel point que le grand mufti Mohamed ben Ibrahim
al-Acheikh a directement concurrencé le pouvoir royal jusqu’à
sa mort en 1970. Il contrôlait, entre autres, les très
redoutés moutawa, les agents de la police religieuse qui a le
pouvoir d’intervenir où elle veut et quand elle veut pour
faire respecter le jeûne du ramadan, les cinq prières quotidiennes,
la tenue vestimentaire des femmes, l’interdiction de consommer
de l’alcool… Le roi Fayçal, qui a régné
de 1964 à 1975, avait même dû faire installer la
télévision clandestinement dans son palais, les wahhabites
ayant donné l’assaut au siège de la télévision
nationale dans la capitale.
Depuis
les années 70, la famille royale a pris garde de ne pas concentrer
toutes les charges religieuses, judiciaires, bancaires, sociales et
éducatives – tous ces domaines restant soumis au primat
du religieux – entre les mains d’un seul homme. Malgré
tout, le grand mufti Abdel Aziz ben Baz est resté jusqu’à
sa mort, en mai 1999, l’un des personnages clés du royaume.
Plus d’un million de Saoudiens se sont pressés à
ses obsèques, dont la famille royale au grand complet.
La
diffusion du rigorisme
Riche
de ses pétrodollars, l’Arabie Saoudite a largement diffusé,
à partir des années 70, la pensée wahhabite dans
l’ensemble du monde musulman à travers la Ligue islamique
mondiale fondée en 1962 (3). Les œuvres d’Ibn Taimiyya
(1263-1328), un disciple d’Ibn Hanbal et l’un des penseurs
les plus intransigeants de l’islam, ont été largement
diffusées. Abdel Salam Faraj, chef du groupuscule égyptien
Al-Jihad et tête pensante du commando qui assassina Anouar al-Sadate
en 1981, le cite abondamment dans son propre opuscule, l’Impératif
occulté. Deux concepts l’ont particulièrement intéressé
dans l’œuvre d’Ibn Taimiyya: l’excommunication
(takfir) des dirigeants infidèles, même s’ils sont
convertis à l’islam en apparence, et la nécessaire
guerre sainte (jihad) qu’il faut leur mener. Le wahhabisme a donc
servi, à son corps défendant, à nourrir la pensée
de groupuscules révolutionnaires.
Par
la suite, le terme wahhabite prendra un sens plus général
dans la bouche de Poutine et des dirigeants russes en lutte contre les
indépendantistes tchétchènes: qu’ils soient
réellement salafistes (fondamentalistes) – comme le commandant
Khattab, d’origine jordanienne –, ou seulement musulmans
pratiquants – comme le président Maskhadov –, tous
ont été systématiquement assimilés par Moscou
à des wahhabites…
Vers
l’islam de la révolution
Mais
comment certains oulémas, sur la terre même d’Arabie
Saoudite, ont-ils pu passer de l’islam de la tharwa (richesse)
à celui de la thawra (révolution)? Au contact des Frères
musulmans égyptiens fuyant la répression nassérienne,
l’idée de contestation de l’ordre établi fait
son chemin durant les années 60 et 70.
A
l’université du Roi-Abdel-Aziz de Djeddah, Oussama ben
Laden a eu pour professeur en cours, obligatoires, de religion, un certain
Mohamed Qotb, le frère de Sayyid Qotb, pendu en Egypte en 1966
peu après avoir jeté les bases de l’islamisme révolutionnaire
et violent dans son ouvrage de référence, Signes de piste.
Le Palestinien Abdallah Azzam, un autre de ses enseignants, deviendra
l’idéologue du jihad afghan.
Tous
les outils théoriques forgés par ces maîtres à
penser ont fini par se retourner contre le régime saoudien à
partir de la guerre du Golfe. Le débarquement d’un demi-million
de soldats non musulmans vient contredire tous les interdits wahhabites:
pas de messe, pas de croix, pas de femmes vêtues à l’occidentale
autorisées sur la terre d’islam…
Le
cheikh Ben Baz, appelé à la rescousse, justifie cette
volte-face au prix d’acrobaties interprétatives qui ne
convainquent pas la frange la plus radicale des oulémas wahhabites.
La contestation prend de l’ampleur et une pétition signée
par 700 prédicateurs réclame en 1991 un retour à
la pureté wahhabite, et critique en termes voilés la famille
royale. Deux cheikhs particulièrement virulents, Safar al-Hawali
et Salman al-Auda, sont interdits de prêche puis emprisonnés.
En 1995-1996, des attentats visent la Garde nationale à Riyad
et les forces américaines à Khobar, en Arabie Saoudite.
Oussama ben Laden lance des appels au jihad pour libérer les
Lieux saints du pays.
Les
Saoud entre deux feux
Mais,
jusqu’au bout, le pouvoir saoudien ne peut admettre qu’il
est contesté sur son propre terrain. Riyad ne lâche d’ailleurs
aux enquêteurs américains que des bribes d’éléments
sur l’attentat antiaméricain de Khobar. Et, malgré
la présence de Ben Laden en Afghanistan, les taliban sont traités
avec bienveillance. Ces derniers ne représentent-ils pas aujourd’hui
ce qu’il y a de plus proche de l’idéal wahhabite?
Au
sein même de la famille royale, le prince héritier Abdallah,
connu pour son rigorisme religieux et ses positions antiaméricaines,
prend de plus en plus de place depuis qu’une attaque cérébrale
a laissé le roi Fahd quasi impotent. Reste à savoir si,
après ce qui s’est passé, Washington continuera
à fermer les yeux sur les contradictions et les ambiguïtés
du pays qui contrôle les plus importantes réserves pétrolières
au monde….
(1) A l’époque, Oussama ben Laden avait même proposé
au pouvoir saoudien de combattre la menace irakienne avec ses propres
troupes formées en Afghanistan.
(2)
Ahmed ibn Hanbal (mort en 855) est le fondateur du hanbalisme, l’une
des quatre grandes écoles juridiques sunnites, la plus fondamentaliste,
car elle n’admet que deux sources de la loi islamique, le Coran
et la Sunna (les dits du Prophète).
(3)
A ne pas confondre avec l’Organisation de la conférence
islamique (OCI), fondée en 1969, qui regroupe les Etats musulmans
dans le but de défendre les Lieux saints musulmans de Jérusalem.
Sommaire Attentats aux Etats-Unis
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