Violences
urbaines, crescendo dans la barbarie.
Par Jean-François
Mattei *
[LE FIGARO 03 novembre 2005]
Les émeutes
de Clichy-sous-Bois, depuis le 27 octobre, bientôt étendues
à d'autres villes du département mettent en lumière
quatre traits accusés de notre société. Dans leur
exaspération mutuelle, ils nous incitent à nous interroger
sur l'état présent du modèle français qui
dérive allègrement vers la barbarie, c'est-à-dire
la régression intellectuelle et sociale. Sa spécificité
tient à la conjonction de la banalisation de la violence, de
la trahison de la langue, du renoncement de l'Etat et de la démission
des élites responsables.
1. La banalisation de la violence : incivilités quotidiennes,
violences sur les personnes et les biens, agressions physiques et sonores,
trafics de stupéfiants, cocktails Molotov sur les forces de l'ordre,
cailloutages des policiers et des pompiers, incendies volontaires, règlements
de comptes et assassinats crapuleux : la litanie de la violence s'amplifie
à un point tel, dans certains quartiers réputés
«difficiles», que l'on ne doit plus parler de guérilla,
mais bien de barbarie urbaine. Personne n'ose réfuter les statistiques
officielles dont nul n'ignore qu'elles sont sous-évaluées.
D'après l'Institut des Hautes études de la sécurité,
31% des violences physiques seulement font l'objet de dépôts
de plaintes. Quant aux violences sur les biens, leur étiage est
toujours aussi élevé, même si la police se félicite
du fait que, dans l'agglomération lyonnaise, 800 voitures seulement
ont été incendiées de janvier à septembre,
ce qui représente une baisse de 8% par rapport à la même
période de l'année précédente. Dans la Seine-Saint-Denis,
de 20 à 40 véhicules sont incendiés chaque nuit,
et l'on nous annonce que 9 000 voitures de police ont été
caillassées depuis le début de l'année.
2. La trahison de la langue : quand on n'ose plus regarder les choses
en face, on prend la parole pour mieux les occulter. Appliquons les
modifications du sens habituel des mots aux violences que nous connaissons
dans les banlieues urbanisées et en d'autres lieux. On ne parlera
plus en France d'«émeutes», mais d'«actions
de harcèlement» ; de «délinquants»,
mais de «jeunes» ; de «policiers», mais de «provocateurs»
; de «trafic de stupéfiants», mais d'«économie
parallèle» ; d'«acte de piraterie», mais de
«détournement de navire» ou de «récupération
de bien national» ; de «zones de non-droit», mais
de «quartiers sensibles» ; d'«atteinte au droit du
travail», mais de «mouvement de revendication légitime»,
etc.
P ar peur d'affronter les difficultés de notre société,
on n'ose plus appeler un chat un chat et Rollet un fripon, en oubliant
que, selon Boileau, on ne peut rien nommer «si ce n'est pas son
nom». «racaille» «tolérance zéro»,
«ultrarépressif» «volontariste» «martiale».
«racaille» «populace méprisable».
Mais qui est le plus à blâmer : celui qui est indigne de
considération pour ses paroles ou celui qui est digne de mépris
pour ses actes ?signifie, pour le député socialiste qui
a consulté son dictionnaire, Faut-il alors ne pas «réprimer»
les actes racistes et les exactions antisémites ? Faut-il abandonner
dans les domaines du chômage, de la maladie et de la pauvreté
toute «volonté» politique au profit d'une aboulie
sociale ? Ou devons-nous plutôt respecter, avec la rectitude des
mots, la justesse des choses ? Arnaud Montebourg s'étonne que
Nicolas Sarkozy utilise des termes dégradants pour ceux à
qui ils s'adressent. Mais il ne se demande pas si ces termes conviennent
ou non à des trafiquants, des incendiaires et des criminels.
Le mot de et et de sa tonalité ou bien se scandalisent de son
discours et de Les beaux esprits s'offusquent lorsque le ministre de
l'Intérieur parle de 3. Le renoncement de l'Etat : en abandonnant
à des bandes organisées ou volatiles le monopole de la
violence physique légitime, pour reprendre la définition
de Max Weber, l'Etat renonce à exercer sa fonction régalienne
comme à assurer la sécurité de ses citoyens. L'Etat
de droit se soumet insensiblement à l'état de fait lorsque
ceux qui en ont la charge n'ont plus le courage de dire ce qui doit
être dit et de faire ce qui doit être fait. C'est ce qu'avaient
pressenti aussi bien Hannah Arendt qu'Alexandre Soljenitsyne quand ils
considéraient «le déclin du courage» comme
le trait politique majeur des sociétés contemporaines.
4. La démission des responsables : la trahison de la langue et
la perte du courage conduisent invinciblement les hommes qui assurent
de hautes responsabilités, en d'autres termes les élites
proclamées, à se démettre de leur vocation première
: celle d'être appelés à répondre de leurs
paroles et de leurs actes. En premier lieu, devant les plus faibles
et les plus démunis. Or il est irresponsable de continuer à
qualifier de «jeunes» ceux qui sont des délinquants,
en jetant ainsi l'opprobre, d'une part, sur toute une classe d'âge,
d'autre part, sur tous les jeunes gens qui habitent les quartiers pauvres.
Lorsque Julien Dray déclare que «des centaines de jeunes»
sont victimes de discrimination, et que «ce ne sont ni des voyous
ni des racailles», il fait preuve de la même irresponsabilité
que SOS-Racisme qui dénonce «l'amalgame fait entre jeunes
des quartiers et délinquants». Il est tout aussi irresponsable
de minimiser les violences de Clichy-sous-Bois et d'autres cités,
en en faisant porter le poids sur un ministre de la République,
et non sur leurs auteurs, comme l'a fait un ancien premier ministre
de la République en accusant Nicolas Sarkozy d'instaurer «un
climat terrible» dans les banlieues. Une marche de 500 personnes,
en mémoire des deux jeunes gens électrocutés, à
la suite d'un accident, a eu lieu à Clichy-sous-Bois en présence
du maire de la commune. On ne sache pas qu'une même émotion
ait conduit les habitants d'Epinay-sur-Seine et, plus généralement,
les médias à accorder le même hommage au père
de famille de 56 ans qui est mort massacré en 90 secondes, sous
les yeux de sa femme et de son enfant, à la suite d'un assassinat.
Lui non plus n'avait rien à se reprocher, hormis le fait de prendre
une photo d'un lampadaire avec un appareil numérique. Il sera
mort pour rien, sans susciter de réactions de ces responsables
patentés qui ne se sentent, et ne se sentiront jamais, ni responsables
ni coupables.
* Philosophe, professeur à l'Institut universitaire de France
et à l'université de Nice - Sophia-Antipolis.