L’armée française s’apprête à prendre des galons colorés
Le ministre veut favoriser le recrutement d’officiers issus de l’immigration.


Par Jean-Dominique Merchet
LIBERATION lundi 9 juillet 2007

Samedi, regardez l’armée française défiler pour le 14 Juillet. Dans la troupe, vous verrez beaucoup de Noirs et d’Arabes. Mais parmi les officiers qui les commandent ? Aucun. Sous l’uniforme, la diversité ethnique a pas de mal de progrès à faire. Une situation que dénonce le Conseil représentatif des associations noires (Cran) dans une lettre ouverte au chef de l’Etat (lire ci-dessous).

Les choses sont pourtant en train de bouger. Selon nos informations, le ministre de la Défense, Hervé Morin, s’apprête à proposer un dispositif favorisant l’accès des «minorités visibles» aux postes de responsabilité. S’il rejette l’idée de «discrimination positive», le ministre souhaite promouvoir la «diversité» en permettant aux jeunes «issus de familles modestes» d’intégrer les grandes écoles militaires, comme Saint-Cyr ou Navale.
Tutorat. Le modèle retenu est celui mis en place par l’Essec, une grande école de commerce. Il s’agit d’organiser, dès la rentrée 2008, le tutorat d’élèves de ZEP, puis de s’appuyer sur les six lycées militaires pour les classes préparatoires. «Il ne s’agit pas de dégrader les concours d’entrée dans nos écoles, explique un proche du dossier, mais de permettre à des jeunes de s’y présenter dans de bonnes conditions, alors qu’ils pensent que ces écoles ne sont pas faites pour eux.»
L’armée de terre, qui recrute plus de 13 000 jeunes par an, est particulièrement sensible à cette question. C’est un «sujet central, qui nous tient à cœur», affirme son chef d’état-major, le général Bruno Cuche. Ancien commandant de Saint-Cyr, ce général confiait, dès sa nomination à la tête de l’armée de terre : «Je n’y ai pas vu ce qu’on appelle désormais les minorités visibles» ( Libération du 23/09/2006). «Il est opportun que l’armée soit le plus proche possible» de l’image de la nation. Son directeur du recrutement, le général de Bavinchove, vient de le rappeler aux élèves de Saint-Cyr Coëtquidan (Morbihan), une assemblée où les seuls visages non-blancs sont ceux des élèves étrangers : «Nous avons des décennies de retard sur les Etats-Unis.» En effet, si la promotion des jeunes issus de l’immigration se met en place, il faudra attendre au moins 2040 pour que l’un d’entre eux puisse espérer devenir chef d’état-major. Alors que le général Colin Powell, issus d’une famille d’immigrants jamaïcains, a été nommé à la tête des armées américaines en 1989.
«Deux compagnies». Avant la fin du mois, le ministre de la Défense devrait visiter le centre d’information et de recrutement de l’armée de terre (Cirat) de Seine-Saint-Denis, avec Fadela Amara, secrétaire d’Etat à la Politique de la ville. «Sous la responsabilité du capitaine Slimane Kenani, ce Cirat fournit chaque année deux compagnies [300 hommes environ, ndlr] à l’armée de terre», explique-t-on à l’état-major. Des engagés, quelques sous-officiers, mais pas d’officiers de carrière promis aux postes de commandement.
Le métier des armes attire pourtant les jeunes issus de l’immigration. La loi interdit les statistiques ethniques, mais les observateurs estiment que ceux-ci représenteraient environ 15 % des effectifs. Souffrent-ils de discrimination ? C’est l’affirmation de deux chercheurs, Catherine Wihtol de Wenden et Christophe Bertossi, qui viennent de publier les Couleurs du drapeau (Robert Laffont). S’appuyant sur une enquête financée par le ministère de la Défense, ils affirment que «ces militaires issus de l’immigration sont français et se considèrent comme tels, mais ils peinent à faire reconnaître cette réalité au sein de l’institution militaire». Les chercheurs pointent notamment «les difficultés qu’ils rencontrent dans la pratique de l’Islam» et «la suspicion de double allégeance».
L’armée française a pourtant quelques rares modèles à mettre en avant. Comme celle de l’actuel chef de corps du 1er RPIMa (forces spéciales), arrivé du Laos en 1975, ou l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Wolsztynski, fils d’un mineur polonais immigré.

Société
«Il n’y a pas un seul Noir»
Le Cran adresse au Président une lettre sur la «diversité» dans l’armée.
Par Jean-Dominique Merchet
QUOTIDIEN : lundi 9 juillet 2007

Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), publie une lettre ouverte au président de la République, à l’occasion de la fête nationale et du traditionnel défilé militaire. «Au moment où, pour la première fois, vous saluerez notre armée en ce 14 juillet 2007, regardez-la, s’il vous plaît, monsieur le Président, regardez autour de vous, regardez ses dirigeants et dîtes-nous, monsieur le Président, combien vous voyez de personnes issues des minorités visibles», écrit-il, pour attirer l’attention du chef de l’Etat - et chef des armées - sur l’absence de «diversité» parmi les officiers.

Le Cran s’appuie sur une enquête qu’il a menée au sein de la haute hiérarchie militaire. «C’est édifiant, affirme Patrick Lozès, il n’y a pas un seul Noir parmi les cent premiers membres du commandement militaire français, c’est-à-dire l’Etat-major des armées, de l’armée de terre, de la marine et de l’air. Très représentés au niveau de la troupe, les Noirs disparaissent progressivement à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie.» Le Cran en profite pour renouveler sa revendication de mise en place de « statistiques de la diversité».
De son côté, l’historien des troupes coloniales, Eric Deroo, auteur de la Force noire (Tallandier), rappelle que, «dans les années 30, il y avait une cinquantaine d’officiers africains au sein de l’armée française, mais tous à des grades subalternes.» «En revanche, il n’y a jamais eu de général noir», ajoute-t-il.