La silencieuse ascension du Front national


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Sans se fatiguer à faire campagne, Jean-Marie Le Pen profite des thématiques mises en avant par ses concurrents pour affermir son influence.
Par Christophe FORCARI
LIBERATION : mercredi 4 avril 2007

Discret, patelin, mais toujours là. Et menaçant. A trois semaines du premier tour, Jean-Marie Le Pen va marquer une pause dans sa campagne. D'ici le scrutin, il n'a que deux grands meetings, l'un à Paris, l'autre à Nice. Le président du Front national préfère se contenter d'enchaîner les rendez-vous médiatiques. Pas de déplacements, pas de visites d'entreprises ou de sorties sur les marchés : alors que ses adversaires les multiplient. Le Pen, lui, ménage ses apparitions. Et l'âge du prétendant à l'Elysée n'aurait rien à voir avec cette phase de repos, jure son entourage. «Le président Le Pen est au-dessus de l'agitation de Royal, Sarkozy ou de Bayrou, qui jouent les hannetons dans un bocal et multiplient les interventions démagogiques», assure Jean- François Touzé, membre du bureau politique du FN et responsable de la cellule idées images. Il confirme le côté délibéré de cette stratégie de la rareté, déjà expérimentée en 2002, mais prend soin de préciser : «Détrompez-vous, il ne fait pas rien. Son agenda est très chargé. Il doit enregistrer les émissions de la campagne officielle, et il reçoit toute la journée des responsables d'associations, de représentants du monde économique culturel et universitaire.» Façon d'esquisser l'image d'un Le Pen devenu fréquentable pour les relais de cet «établissement» qu'il fait mine d'exécrer. Pour autant, Jean-François Touzé se garde bien de dévoiler les noms de ces éminentes personnalités...

Absent ou quasi de la campagne, Le Pen reste tapi dans l'ombre. Et le risque de le voir créer une nouvelle fois la surprise n'est pas écarté. Dans les sondages (lire ci-contre), le président du FN est bien calé dans la position du quatrième homme. Mais les responsables départementaux du FN ne manquent jamais une occasion de préciser qu'ils n'ont jamais rencontré «un accueil aussi enthousiaste» de la part des électeurs lors de leurs distributions de tracts. «Jamais le climat n'a été aussi favorable», affirme Olivier Martinelli, le directeur de cabinet du président du Front national. «Les événements travaillent pour moi», répète le vieux leader d'extrême droite. «Les échauffourées de la gare du Nord vont influer sur le cours de la campagne. Cela rappelle les émeutes de novembre 2005 et montre que rien n'a été réglé depuis cette date. Cela remet au coeur de la campagne le couple immigration-insécurité», ajoute Louis Aliot, le secrétaire général du FN. Quant au discours patriotique de Ségolène Royal ou au «ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale» promis par Nicolas Sarkozy, le Front se dit persuadé qu'ils apportent de l'eau à leur moulin, les électeurs préférant toujours «l'original à la copie». «Les autres candidats utilisent désormais le même vocable que nous. Ils colonisent nos thématiques. Nous avons gagné la bataille des idées», prétend Olivier Martinelli. «Si je regarde les programmes défendus par mes concurrents, ils sont peu ou prou toujours venus sur mes terrains. Le public doit me reconnaître d'avoir été celui qui a vu clair et qui a vu loin, qui a deviné avant les autres les problèmes du pays», a déclaré, mardi sur BFM, Jean-Marie Le Pen.
Dédiaboliser. Pour se hisser de nouveau au second tour, Le Pen mise aussi sur la stratégie impulsée par sa directrice de campagne, la benjamine de ses trois filles, Marine Le Pen (lire ci-contre). La vice-présidente du Front national s'emploie à «dédiaboliser» le vote frontiste et à donner un tour apaisé à la candidature de son père. Une leçon tirée des mobilisations anti-Le Pen de l'entre-deux tours de 2002. Le FN est resté traumatisé par ces manifestations monstres et par le plébiscite républicain recueilli par Chirac. «A l'époque, on nous a accusés de ne pas être capables de gouverner. Cette fois, nous avons un véritable programme et nous avons mené dès le départ une campagne de second tour», explique un cadre frontiste. En 2002, le Front s'appuyait sur un document rédigé deux ans auparavant. Dans sa version 2007, le programme reprend sous une forme plus comestible les vieilles thématiques du parti d'extrême droite, qui elles demeurent inchangées, à commencer par la «préférence nationale», ce principe discriminatoire qui consiste à vouloir réserver emplois, logements et aides sociales aux seuls Français. Sous l'influence de Marine Le Pen, le FN ne demande plus l'abrogation de la loi Veil sur l'avortement au grand dam du courant catholique traditionaliste, mais propose quand même toute une série de mesures pour encourager «le droit à la vie». «Disons que nous avons technicisé nos propositions», reconnaît un responsable.
Cible urbaine. Raison pour laquelle, après avoir progressé en 2002 dans des zones rurales, où son assise électorale était traditionnellement faible, il vise cette fois la population urbaine des villes moyennes, les femmes réputées plus sensibles au discours de Marine Le Pen, les jeunes diplômés et une partie du vote des banlieues rétif au bulletin Sarkozy. Sans négliger pour autant cet électorat ouvrier dans lequel il est enraciné depuis l'élection présidentielle de 1995.
Enfin, Le Pen a aussi changé de style. Plus question pour lui d'improviser sur scène comme il le faisait encore en 2002. Le candidat lit désormais mot à mot les discours rédigés par ses collaborateurs sans s'en écarter d'une ligne. A peine s'il égratigne ses adversaires dans des prophéties qui se veulent d'intérêt général. Il veut faire sérieux et présentable. Au risque de décevoir une partie de son électorat populaire, attiré par les formules assassines de ce bateleur d'estrade.


LE MONDE | 04.04.07 | 11h06 • Mis à jour le 04.04.07 | 14h46
CREIL (Oise) ENVOYÉ SPÉCIAL

ls se sentent envahis par les Maghrébins et les Noirs, et le diront dans les urnes, avec fracas, le 22 avril. Dans le quartier de la gare de Creil, ces "petits Blancs" – retraités, employés, ouvriers – montrent dans la rue les jeunes des "cités" au volant de voitures de sport, évoquent les "kebabs" qui se multiplient dans la ville, parlent des émeutes de 2005, des insultes antifrançaises, de l'insécurité… Cinq ans après avoir voté pour Jean-Marie Le Pen, la plupart sont prêts à recommencer, parce que "rien n'a changé".

Dans cette ville où le candidat du Front national avait obtenu 23,7% des voix en 2002, le terreau sur lequel M. Le Pen a prospéré est resté le même. "Il y a trop d'immigrés et la sécurité ne s'est pas améliorée, quoi qu'en disent les statistiques. La démocratie commence par la liberté, le droit de ne pas raser les murs et de ne pas se faire traiter de raciste", explique, en exigeant un strict anonymat, un fonctionnaire de l'éducation nationale à la retraite. Il votera, comme en 2002, pour Jean-Marie Le Pen "sans hésitation".

Le vote de ces électeurs n'est pas idéologique. Derrière leur suffrage probable pour le Front national, transparaît un sentiment d'humiliation quotidienne face à des jeunes des cités qui les effraient. "C'est pas un problème de race,mais d'attitude. Comment on peut intégrer quelqu'un qui ne veut pas l'être et qui ne fait rien comme vous? Moi, je suis immigré et j'ai toujours considéré qu'en tant qu'étranger je devais rester discret. Les jeunes d'aujourd'hui n'en ont rien à faire", se désole Mirko Andrijevic, ouvrier de 60 ans, devenu français il y a quinze ans. Lui aussi a voté pour Le Pen en 2002.

Ces électeurs disent avoir l'impression de devoir baisser la tête ou modifier leur propre comportement face aux "immigrés". Ne plus retirer d'argent au distributeur automatique lorsque la nuit tombe à cause de la délinquance venue des "cités". Eviter les rues jugées dangereuses. Ne pas klaxonner une voiture conduite par des "jeunes de banlieue" par crainte d'être agressé.

Il faudrait aussi pouvoir mesurer l'impact électoral des "bandes" qui traînent dans les transports en commun. Combien de voyageurs qui modifient leur itinéraire dans les couloirs ou qui changent de wagon pour éviter de croiser des "racailles"? Et combien qui en conçoivent de la colère jusque dans les urnes? "J'ai pris le RER pendant trente-cinq ans pour aller sur Paris sans avoir peur. Aujourd'hui, je ne le fais plus. On ne peut plus prendre les transports en commun le soir", se désole, par exemple, un employé de banque à la retraite qui se présente comme un soutien de François Bayrou mais regrette vivement, sous couvert de l'anonymat, que la France soit devenue une "passoire" sans frontières à cause de l'Europe.

"Tout ça donne une ambiance vraiment désagréable quand on passe des heures dans les transports", ajoute Joël Blanche, ouvrier paysagiste de 50 ans, qui a voté Le Pen au premier tour en 2002 "par colère" et Chirac au second pour "ne pas exagérer" dans la protestation.

"ILS TRUQUENT LES CHIFFRES"

Certains parlent d'une prise de pouvoir du territoire par les jeunes issus de l'immigration. Comme à la gare du Nord, passage obligé de tous les habitants de Creil qui se rendent à Paris en train. Cette colère déborde jusqu'à des électeurs marqués à gauche. "Les mecs sont en bandes, accoudés au-dessus des voies du RER : tu sens qu'ils veulent en faire leur territoire", raconte Patrice Nouts, 54 ans, déménageur au chômage, "plutôt à gauche", qui dit comprendre les votes de "ras-le-bol".

Pour ces habitués du RER, les violences intervenues gare du Nord fin mars n'avaient rien de surprenant. Une suite logique, à leurs yeux, des émeutes de 2005 et de l'absence de réponse au problème de l'immigration. "Ce qui est arrivé à la gare du Nord se passera ici aussi. Un jour, ils descendront du plateau [où sont situées les cités sensibles de Creil] et casseront tout. Le vote Le Pen, ici, c'est d'abord le vote de ceux qui n'aiment pas le plateau et en ont peur", explique Francis Foulon, 50 ans, conducteur de bus, surpris par le nombre important de clients âgés qui affirment vouloir voter pour Jean-Marie Le Pen.

Nicolas Sarkozy a beau se flatter d'avoir mis fin à l'augmentation de la délinquance, peu d'habitants le croient à cause du décalage entre des statistiques officielles, a priori suspectes, et leur vécu. "L'insécurité c'est comme le chômage, ils truquent les chiffres. Moi, je suis au chômage depuis un an mais dispensé de recherche d'emploi parce que je suis trop vieux. Ça veut dire que j'apparais pas dans les statistiques du chômage. C'est pareil pour l'insécurité", souligne Mirko Andrijevic.

Jean-Marie Le Pen n'a pas besoin de parler ou d'apparaître dans les médias. Ceux qui sont susceptibles de voter pour lui ne suivent pas sa campagne : sans l'écouter, ils ont retenu depuis longtemps son message sur la défense des Français et le rejet de la classe politique actuelle. Un ressentiment qui frappe plus durement la gauche, accusée de privilégier les immigrés sans papiers et de se désintéresser de leurs difficultés de "pauvres Français". Le silence est d'or pour Jean-Marie Le Pen.


Luc Bronner

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Jeudi 5 Avril 2007 - Mise à jour : 07h48
Le 20 minutes de votre ville :
Sans faire campagne, Le Pen occupe le terrain

Martin Bureau AFP ¦ Le candidat FN à la présidentielle Jean-Marie Le Pen a suggéré vendredi la négociation d'un "nouveau traité de Rome", pour remplacer la "méduse molle" qu'est devenue selon lui l'Union européenne (UE).

Alors que Jean-Marie Le Pen est crédité de 13% d’intentions de vote, le spectre du 21 avril pousse médias et blogosphère à la vigilance. Le quotidien «Libération» analyse ainsi «La silencieuse ascension du Front national» craignant un «traquenard Le Pen» susceptible de rejouer la même scène qu’il y a cinq ans.

«Sans se fatiguer à faire campagne, Jean-Marie Le Pen profite des thématiques mises en avant par ses concurrents pour affermir son influence,» souligne le journal. Avec une stratégie de la rareté qui a déjà fait ses preuves en 2002 et fait craindre une répétition de l’Histoire à certains blogueurs, notamment Nicolas Voisin sur Nues blog. Selon lui, chaque candidat du quartet de tête (Nicolas Sarkozy, Ségolène Royale, François Bayrou et Jean-Marie Le Pen) serait crédité d’environ 20% d’intentions de vote. Une rumeur dont il ne donne cependant pas la source.

Eclipsé par Sarkozy

Un mouchoir de poche que tempèrent les instituts de sondages, dont les études sont sous le feu des critiques depuis le outing électoral des votants Front national en 2002. «Je pense qu’on a tort d’être obsédé par ce vote. Il n’y a aujourd’hui aucune raison pour que Jean-Marie Le Pen ait un score comparable à celui de 2002,» affirme Jérôme Sainte-Marie, directeur de BVA Opinion, pour qui les récents incidents de la gare du Nord n’ont pas profité au leader d’extrême droite mais… à Nicolas Sarkozy.

Une tendance confirmée par Jean-François Doridot, directeur d’Ipsos public affairs pour qui 20 à 30% des électeurs ayant voté pour Le Pen en 2002 se déclarent aujourd’hui derrière le candidat UMP: «La campagne menée par Nicolas Sarkozy est très à droite, donc bien perçue par l’électorat du Front national.»

Un deuxième tour plus cher

Un transfert qui peut évoluer. Car le candidat frontiste dispose encore d’un «terreau de vote» bien installé, selon «Le Monde» «Jean-Marie Le Pen n'a pas besoin de parler ou d'apparaître dans les médias. Ceux qui sont susceptibles de voter pour lui ne suivent pas sa campagne: sans l'écouter, ils ont retenu depuis longtemps son message sur la défense des Français et le rejet de la classe politique actuelle.»

Et si Jean-François Doridot estime que le candidat frontiste ne sera pas présent au second tour, qui devrait afficher un ticket d’entrée à «20 voire 22% des suffrages», Jean-Marie Le Pen, lui, n’en démord pas et s’y voit déjà.
Sandrine Cochard


20Minutes.fr, éditions du 04/04/2007 - 18h53

dernière mise à jour : 04/04/2007 - 20h24