Pascal
Perrineau : "M. Le Pen n'est pas dédiabolisé
dans l'électorat"
LEMONDE.FR | 28.02.07 | 16h19 • Mis à jour le 28.02.07
| 18h19
Pascal
Perrineau est directeur du Cevipof, le
centre de recherches politiques de Sciences Po.
Marcolo
: Comme plusieurs de mes amis, je voterai Le Pen en 2007
et comme eux, je ne le crie pas sur les toits. Sachant que si j'étais
sondé, je dirais que je vote Sarkozy ou Royal ou Bayrou,
ce qui n'est pas foulant, êtes-vous bien certain de mesurer
l'actuel poids du vote FN ?
Pascal
Perrineau : Le vote FN est un des votes les plus difficiles
à évaluer par les sondeurs. Pourquoi ? Parce qu'il
fait l'objet d'un tel rejet dans l'opinion publique que certains
électeurs n'osent avouer leur intention de voter pour le
patron du Front national.
Une
telle sous-estimation a déjà existé dans le
passé en ce qui concerne le vote communiste dans les années
1950, 1960 et 1970. Les sondeurs sont alors obligés de "redresser"
les résultats bruts afin de tenter d'évaluer le niveau
réel atteint par Jean-Marie Le Pen. Les clés de redressement
peuvent varier d'un institut de sondage à l'autre. Cela peut
expliquer la variabilité des résultats de Jean-Marie
Le Pen. Ces redressements sont parfois sous-estimés. Ce fut
le cas en 2002, où quelques jours avant le premier tour,
aucun institut n'envisageait la deuxième place de Jean-Marie
Le Pen.
fx : Quels sont les "ajustements" qui
sont faits par les instituts de sondage pour corriger le manque
de transparence de l'électorat de Le Pen (qui refuse de le
dire lors des sondages) ? Ces ajustements sont-ils fiables? Ont-ils
évolué depuis la présidentielle de 2002 ?
Pascal
Perrineau : Chaque institut de sondage garde une certaine
confidentialité sur les clés de redressement. Seule
la Commission des sondages connaît de manière précise
les procédures mises en œuvre par les instituts pour
redresser les intentions de vote. Ces redressements ont une certaine
fiabilité, mais il reste que le vote Le Pen est aujourd'hui,
de tous les votes, le plus difficile à estimer.
Depuis
2002, certains instituts sont particulièrement attentifs
à la bonne représentation dans les échantillons
des électeurs de faible niveau d'études. On sait en
effet que cet électorat qui est en bas de la hiérarchie
des diplômes a tendance à soutenir davantage Jean-Marie
Le Pen que les autres catégories. Leur sous-représentation
au sein d'échantillons de sondés accentue la sous-évaluation
des intentions de vote en faveur du président du Front national.
Les
différents critères qui peuvent servir au redressement
sont, entre autres, les votes aux élections précédentes,
l'accord avec les idées de Jean-Marie Le Pen...
Mazza : Y a-t-il une possibilité que le
Front National se retrouve de nouveau au second tour, liée
aux sondages, qui peuvent laisser croire à tort que M. Le
Pen n'est plus une menace ? Le corollaire de cette question est
: la donne elle-est similaire à celle de 2002, nous imposant
de "voter utile", ou a-t-elle changé car de nouveaux
facteurs sont à prendre en compte ?
Pascal
Perrineau : Il y a par rapport à 2002 à la
fois des éléments de permanence et des éléments
de nouveauté. Les éléments de permanence sont
: l'ampleur de la crise économique et sociale, l'approfondissement
de la crise de la représentation politique et les inquiétudes
identitaires quant à la place de la France en Europe. Il
y a là, en 2007 comme en 2002, trois ressorts importants
du vote Le Pen.
Cependant, par rapport à 2002, il y a des éléments
nouveaux. Le haut niveau, pour l'instant, des deux candidats des
grands partis de gouvernement, Nicolas Sarkozy et Ségolène
Royal, qui sont sensiblement plus haut à deux mois de l'élection
présidentielle que ne l'étaient Jacques Chirac et
Lionel Jospin en 2002.
Autre
élément de nouveauté, la concurrence électorale
vive entre Jean-Marie Le Pen et Nicolas Sarkozy dans certains segments
particulièrement populaires de l'électorat. Une partie
significative d'électeurs qui avaient voté Le Pen
en 2002 s'interrogent aujourd'hui et hésitent entre un nouveau
vote Le Pen et un vote en faveur du président de l'UMP.
Enfin,
le candidat du Front national est un des candidats les plus âgés
et il incarne peut-être moins bien la contestation et la protestation
véhémentes qu'en 2002.
Savonarole : On peut affirmer sans trop se tromper
qu'au premier tour, Nicolas Sarkozy va mordre en partie sur l'électorat
de M. Le Pen. Mécaniquement, cela ne condamne-t-il pas de
fait l'éventualité d'un score élevé
du candidat FN ?
Pascal
Perrineau : Selon la troisième
vague du baromètre politique français (décembre
2006), seuls 59 % des électeurs de Le Pen en 2002 s'apprêtaient
à revoter en faveur du président du FN en 2007. 28
% préféraient à ce stade de la campagne porter
leur suffrage sur Nicolas Sarkozy. On voit donc bien que la droite,
confrontée depuis vingt-cinq ans à la question du
Front national, semble avoir trouvé pour la première
fois un candidat, Nicolas Sarkozy, qui sème le trouble au
sein de l'électorat du Front national et paraît capable
d'engager un processus de reconquête.
Cependant,
nous sommes à deux mois de l'élection présidentielle,
et l'on sait que la dynamique Le Pen est toujours une dynamique
de fin de campagne. Aujourd'hui, seul un électeur sur deux
est sûr de son vote. Cela montre la marge de manœuvre
et de reclassement qui existe dans l'électorat.
Bleck : Dans quelle mesure la montée en
puissance du vote en faveur de Bayrou, qui mord sur l'UMP et sur
le PS, augmente-t-il les chances de Le Pen d'accéder au second
tour ?
Pascal
Perrineau : Pour l'instant,
la poussée des intentions de vote en faveur de François
Bayrou rend plus difficile la possibilité pour Jean-Marie
Le Pen de perturber le jeu présidentiel, comme il l'avait
fait en 2002. Les clientèles électorales de François
Bayrou et de Jean-Marie Le Pen sont sociologiquement et politiquement
très différentes.
Il
n'y a pas, sauf aux marges, de concurrence électorale entre
le président du FN et celui de l'UDF. Cependant, il faut
noter que presque deux tiers des électeurs qui annoncent
une intention de vote Bayrou disent qu'ils peuvent en changer. Ce
n'est pas du tout le cas en ce qui concerne ceux qui ont l'intention
de voter Le Pen. Ces derniers sont aujourd'hui beaucoup plus convaincus.
Ainsi, aujourd'hui, l'électorat potentiel de François
Bayrou est sensiblement plus fragile que celui de Jean-Marie Le
Pen.
Ph : Peut-on affirmer que la majorité de
l'électorat d'extrême-gauche avant 1990 est aujourd'hui
une des composantes majeures de l'électorat FN ?
Pascal
Perrineau : Aujourd'hui, sur
cent électeurs qui ont l'intention de voter Le Pen, cinquante-trois
se positionnent à droite, trente dans le "ni gauche-ni
droite", dix à gauche, sept au centre. Le gaucho-lepénisme
existe donc, mais il est minoritaire. Ce gaucho-lepénisme
est particulièrement accentué dans certaines catégories
populaires parmi les électeurs le plus souvent de sexe masculin
et souvent en difficulté économique et sociale.
C'est
sur ce terrain de malaise économique et d'inquiétude
sociale que peut prospérer le gaucho-lepénisme. Dans
certaines régions, comme le Nord-Pas-de-Calais, la Picardie,
la Champagne-Ardenne, ou encore la Lorraine, ce gaucho-lepénisme
peut être quantitativement plus important. Il vient souvent
de milieux de gauche, mais relativement peu intéressés
ou très déçus par la politique. Les transferts
directs entre extrême gauche et vote lepéniste sont
rares. Ils existent cependant de manière significative parmi
les électeurs qui se sentent proches politiquement ou socialement
de Lutte ouvrière. Le phénomène n'est pas nouveau,
on le constate depuis plus d'une dizaine d'années.
jacques gerard : Pensez-vous que les émeutes
des jeunes des cités ont amené au Front national des
voix provenant des minorités : antillais, africains non-musulmans,
etc. ?
Pascal
Perrineau : Lors des émeutes
de novembre 2005, plusieurs enquêtes ont montré que
la prolongation de la violence des émeutes dans certains
quartiers populaires a engendré une relative exaspération
de certains habitants de ces quartiers. Et qu'elle a pu accentuer
l'écho que rencontre Jean-Marie Le Pen dans les milieux populaires.
En ce qui concerne les Français issus de l'immigration, les
enquêtes montrent que Jean-Marie Le Pen fait l'objet d'un
fort rejet parmi les Français issus de l'immigration maghrébine,
turque et africaine.
Cependant,
dans d'autres secteurs de l'immigration issue de pays européens,
du Sud ou de l'Est, Jean-Marie Le Pen peut rencontrer un certain
écho électoral. Il y a, comme cela existe dans d'autres
pays, une tentation dans certaines couches anciennes de l'immigration
de "fermer la porte" aux nouveaux arrivants. Certaines
thèses vigoureuses de Jean-Marie Le Pen vis-à-vis
de l'immigration africaine peuvent alors rencontrer un écho
chez ces Français issus d'une immigration plus ancienne et
plus européenne.
DLL : La visite de M. Le Pen dans un cimetière
chinois, la semaine dernière, montre-t-elle qu'il essaye
de récupérer des voix dans les communautés
asiatiques ?
Pascal
Perrineau : Il y a certainement
une tentative de la part de Jean-Marie Le Pen de s'adresser à
une communauté de Français issus de l'immigration
asiatique dont on sait que les valeurs, les attitudes et les attentes
sont assez différentes de celles d'autres couches de l'immigration.
L'attachement à la valeur travail, à un ordre éventuellement
rigoureux, peut entrer en résonnance avec certaines des thématiques
du candidat du FN.
Cependant,
il semble pour l'instant qu'une partie conséquente de cet
électorat issu de l'immigration asiatique est plutôt
séduite par Nicolas Sarkozy. Lors du discours du candidat
de l'UMP, le 14 janvier à la porte de Versailles,
il était frappant de constater une forte présence
d'organisations et de citoyens issus de cette immigration asiatique.
laphaze : La banalisation de la candidature Le
Pen, à la fois dans les médias et dans le paysage
politique, ne desservira-t-elle pas le candidat de l'extrême
droite qui prône la radicalité et le vote sanction
?
Pascal
Perrineau : Les Français,
en majorité, considèrent que Jean-Marie Le Pen doit
être candidat et doit passer la barrière des 500 signatures.
Cela ne veut pas dire qu'ils approuvent dans une même proportion
les thèses de Jean-Marie Le Pen. Néanmoins, cette
relative banalisation d'un candidat qui s'est présenté
pour la première fois en 1974, et qui est donc est un des
plus anciens candidats, peut contribuer à atténuer
le parfum de soufre dont Jean-Marie Le Pen était porteur.
Toute
une partie du vote Le Pen fonctionne autour de l'idée que
seul un exclu du système politique peut capter le vote de
citoyens qui se sentent exclus de la société. Plus
Jean-Marie Le Pen apparaît comme faisant partie du paysage,
plus sa captation du vote d'exclusion peut en être atténuée.
centriste : Est-il vrai, comme l'expliquait récemment
l'hebdomadaire Marianne, que le FN progresse chez les plus diplômés
?
Pascal
Perrineau : Pour l'instant, les enquêtes montrent
que Jean-Marie Le Pen a trois bastions électoraux : un bastion
traditionnel, "de toujours", qui est celui du monde de
l'artisanat et du commerce ; un bastion plus récent, depuis
le milieu des années 1990, qui est celui des couches populaires
: ouvriers et employés ; et un bastion encore plus récent
(2002) qui est celui d'agriculteurs en difficulté.
La
capacité, pour l'instant, de Jean-Marie Le Pen à exister
électoralement dans d'autres milieux est faible. On ne constate
pas dans des couches intellectuelles très réticentes
à l'idéologie lepéniste de poussée significative
des intentions de vote en sa faveur. C'est même dans ces couches
de cadres moyens et de cadres supérieurs que l'anti-lepénisme
est le plus radical.
Infoslive : La phrase récente de M. Le Pen
sur le 11-Septembre, qualifié d'"incident", visait-elle
à retrouver son électorat de base ?
Pascal
Perrineau : Depuis le lendemain
même du 11-Septembre, Jean-Marie Le Pen a toujours été
un des hommes politiques français les plus timides dans le
soutien aux Etats-Unis agressés. C'est une constante, et
sa déclaration récente sur le 11-Septembre vient confirmer
la relative hostilité de Jean-Marie Le Pen vis-à-vis
d'une puissance américaine identifiée à l'unilatéralisme,
au mondialisme et au cosmopolitisme.
Il
n'y a donc là rien de nouveau. Enfin, les électeurs
lepénistes sont, comme les autres électeurs français,
relativement indifférents à ces thématiques
de politique étrangère. Ils se prononcent essentiellement
sur un terrain économique, social et identitaire.
Thierry Sartoretti : En cas de non obtention du
quorum de parrainages et en cas d'absence de Le Pen à la
présidentielle, comment pourraient se reporter les voix de
ses sympathisants et électeurs ?
Pascal
Perrineau : Dans le baromètre
politique français, nous avons posé, après
la question du premier choix de vote au premier tour de l'élection
présidentielle, la question du second choix. Sur cent électeurs
qui aujourd'hui ont l'intention de voter Jean-Marie Le Pen, quarante
et un voteraient Nicolas Sarkozy, vingt-quatre s'abstiendraient,
treize voteraient Philippe de Villiers, seize voteraient pour un
ou une candidate de gauche. Et six voteraient Bayrou. Cela montre
que l'absence de Jean-Marie Le Pen favoriserait avant tout le président
de l'UMP.
Cependant,
l'absence d'un candidat qui représentait à la dernière
élection présidentielle la deuxième famille
politique française serait un tel coup de tonnerre que celui-ci
risquerait de déplacer fortement les lignes de l'affrontement
électoral. Et le rapport de force de second choix que l'on
mesure aujourd'hui pourrait en être profondément perturbé.
benoit
: Marine Le Pen connue pour ses positions plus souples que celles
de son père, n'entretient-elle pas, volontairement ou pas,
une ambiguïté sur le réel programme du FN ?
Pascal
Perrineau : Pour l'instant,
la dédiabolisation électorale du Front national ne
semble pas être à l'œuvre, en dépit des
efforts de "marketing" de la fille de Jean-Marie Le Pen.
Le Front national fait l'objet depuis tant d'années d'un
tel rejet, Jean-Marie Le Pen, par son comportement, ses attitudes,
contribue tellement à inquiéter des segments entiers
de l'électorat, qu'il faudrait beaucoup plus qu'une stratégie
d'image pour casser ce processus d'ostracisation qui est à
l'œuvre. Le poids des images ne suffit pas à faire oublier
le choc des mots.