L'
" immigration sanitaire " a été multipliée
par 16 en 4 ans !
ÉTRANGERS
De plus en plus de recalés du droit d'asile tentent de forcer
la porte du séjour en France en faisant valoir des raisons médicales.
Marie-Christine Tabet
[ LE FIGARO 25 janvier 2006]
LES
TITRES de séjour délivrés à des étrangers
pour raisons médicales ont été multipliés
par 16 en quatre ans : d'un millier en 2000 à 16 000 en 2004.
Les directions départementales des affaires sanitaires et sociales
(Ddass) croulent sous les demandes de prise en charge. A tel point que
le ministère de la Santé prépare un décret
et une circulaire pour éviter les abus.
Au
départ, cette possibilité d'immigration était réservée
à des malades en danger de mort dont la pathologie ne peut être
soignée dans le pays d'origine – sida, cancer, maladies
rénales pour l'essentiel. Mais de plus en plus de candidats au
séjour en France tentent ainsi leur va-tout pour obtenir des
papiers. «Nous voyons des anciens déboutés du droit
d'asile, chez nous depuis des années, qui entrent soudainement
dans la procédure», explique un inspecteur général
de l'administration sociale (Igas).
Faux
certificats et attestations de complaisance
En
Seine-Saint-Denis, département leader de l'immigration avec 30%
de population d'origine étrangère, le nombre de demandes
a été multiplié par 30 entre 1998 et 2005, de 198
à 5 900. «Cela explose chez nous depuis 2002, confirme
le directeur de la Ddass, Hubert Valade, au moment où les conditions
de l'asile se sont durcies. Les flux n'augmentent pas mais se déplacent.»
Sur les demandes enregistrées en 2005, le taux de réponses
positives ne dépasse pas 30%. «Derrière ces 5 900
dossiers, ce sont en fait 18 000 personnes qui sont concernées
car il y a généralement un accompagnant et un enfant»,
décrypte Christiane Bruel, médecin inspecteur de la Ddass
de Bobigny.
Elle
doit évaluer l'état de santé des étrangers
qui sollicitent une prise en charge en France. L'étranger qui
veut rester parce qu'il ne peut se faire soigner dans son pays doit
retirer un dossier à la préfecture, puis passer une visite
chez un médecin agréé qui transmet un certificat
à la Ddass. Dans plus de 99% des cas, une décision positive
du médecin inspecteur entraîne la délivrance d'un
titre de séjour.
L'envolée
des demandes a totalement désorganisé le traitement des
dossiers. «Nous avons un retard de plus de quatre mois, raconte
le docteur Christiane Bruel. Il faudrait recruter trois ou quatre médecins
pour un travail correct.» Les faux certificats et les attestations
de complaisance compliquent encore l'instruction. «Des plaintes
ont été déposées, confie Christine Estay,
directeur adjoint de la Ddass, car nous avons conscience que certains
font de ces documents un marché lucratif. Ce n'est pourtant pas
notre rôle de contrôler les flux migratoires.»
Au
tribunal administratif, un nouveau type de contentieux a vu le jour.
De plus en plus fréquemment, des étrangers contestent
la décision préfectorale de ne pas délivrer de
titre de séjour. «Les avocats étoffent leurs dossiers
de nouveaux certificats médicaux, raconte Christiane Bruel, les
juges ne savent pas les lire. Ils ont tendance à annuler sans
vraiment connaître tous les enjeux. La gravité de la pathologie
n'est pas le seul critère. Il faut savoir si l'étranger
peut se soigner chez lui.»
Les
fraudes ne sont pas les seuls grains de sable qui enrayent le système.
Chaque médecin inspecteur se débrouille avec les informations
de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et celles, parcimonieuses,
des laboratoires pharmaceutiques qui indiquent si le médicament
est disponible dans le pays d'origine. Des demandeurs choisissent le
département où ils déposent leur dossier en fonction
de la réputation de «sévérité»
des praticiens de la Ddass locale.
Au
ministère de la Santé, les conseillers de Xavier Bertrand
planchent sur deux textes, un décret et une circulaire. Le ministre
a réussi à dissuader son collègue de l'Intérieur,
Nicolas Sarkozy, qui préparait un texte visant à durcir
les conditions d'accès aux soins, en limitant les motifs de délivrance
des titres de séjour pour raisons médicales. Il s'agissait
surtout d'apaiser la colère des associations qui défendent
les droits des étrangers. En échange, Xavier Bertrand
a promis à la Place Beauvau d'accélérer la rédaction
d'un décret d'application de la loi sur l'immigration de novembre
2003 qui porte sur les étrangers malades.
«Il
faut les soigner dans les meilleures conditions possibles»
A l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, le service des «soins
de suite» accueille des étrangers malades du sida qui ne
pourraient être traités dans leur pays d'origine.
M.-C. T.
[25 janvier 2006]
TOUS
LES JEUDIS à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, au sud
de la capitale, dans le service appelé pudiquement «soins
de suite», l'association Médecins d'Afrique prépare
un repas africain. Près de 50% des pensionnaires sont des étrangers,
pour la plupart originaires du Maghreb ou des pays subsahariens. Depuis
quelques années, certains arrivent aussi des Balkans ou des anciens
pays du bloc communiste. Les pensionnaires attendent avec impatience
le poulet yassa ou le tagine. Habitués aux plats épicés,
certains ont du mal à se faire à la nourriture de l'hôpital.
Admis pour de graves affections neurologiques dues au sida, des malades
ingurgitent des dizaines de médicaments par jour. «Ils
doivent s'alimenter correctement pour supporter les traitements»,
explique le docteur Jacques Gasnault, l'un des responsables du service.
Dans
le monde, il existe peu de structures analogues à cette unité
de pointe. Les dix-sept lits accueillent des malades lourdement handicapés
que les spécialistes tentent de rééduquer. Une
douzaine d'infirmières, autant d'aides soignantes, deux kinésithérapeutes,
un ergothérapeute, une orthophoniste, une assistance sociale,
un psychothérapeute, un psychologue et plusieurs médecins
veillent sur eux. Chaque jour, l'équipe est confrontée
à la question des étrangers malades. «Nous devons
constamment affronter des problèmes administratifs qui nous prennent
beaucoup de temps, regrette le docteur Gasnault. La plupart de nos malades
seraient morts s'ils n'avaient pas eu accès aux soins en France.
A partir de là, le débat est clos : il faut les soigner
dans les meilleures conditions possibles.» Or, faute de papiers
à jour, de prises en charge et de places dans d'autres hôpitaux,
le service doit garder plus longtemps des patients qui pourraient être
accueillis à moindre coût.
«Chez
nous, cette maladie c'est la honte»
«Observer
les prescriptions est fondamental dans ce type de maladies, explique
le Dr Gasnault. Nous hésitons à laisser repartir des gens
qui vont se retrouver dans des squats ou des foyers avec des conditions
de vie et d'hygiène insuffisantes.» La plupart des malades
étrangers qui arrivent dans ce service sont envoyés par
d'autres médecins à l'issue d'un séjour en unité
spécialisée. Pour l'essentiel, ils ont découvert
leur maladie alors qu'ils étaient déjà en France.
«Ils arrivent ici au bout du rouleau, raconte une infirmière.
Généralement, ils attendent le dernier moment pour consulter.
On les hospitalise en urgence. Les tests révèlent alors
un sida qu'ils ignoraient.»
Sékou,
59 ans, est hospitalisé depuis quelques semaines. Ce Malien a
deux épouses au pays. Il s'apprêtait à rentrer définitivement
à Kaye, sa ville natale, lorsqu'il a découvert qu'il souffrait
du sida. «J'avais des migraines épouvantables, raconte-t-il.
Je suis allé aux urgences. Ils m'ont donné des médicaments
contre la douleur. C'était de pire en pire. Et puis j'ai fait
des examens et c'est là qu'ils ont su.» Pour Sékou,
la perspective du retour s'éloigne. Il n'a pas dit à sa
famille qu'il avait le sida. Il ose à peine retourner dans le
foyer du Val-de-Marne où il sous-louait une chambre. «Chez
nous, cette maladie c'est la honte», explique-t-il. Un de ses
enfants qui vit en France vient le voir de temps en temps mais sans
savoir de quoi il souffre. «J'aimerais rentrer chez moi, confie-t-il,
mais ils ne sauront jamais me soigner. Je ne sais pas si je trouverais
les médicaments à Bamako. Et puis, si je maigris, tout
le monde comprendra ce que j'ai.» Le docteur Gasnault pense pourtant
que son état pourrait autoriser un retour. «Nous savons
que les programmes existent, explique-t-il, Mais Sékou n'a pas
confiance et ne sait pas s'il aura accès aux soins.» Sékou
a surtout peur qu'en quittant la France, il ne puisse plus revenir se
faire soigner. Du coup, il préfère rester loin des siens.
Les
titres de séjour pour raisons médicales sont délivrés
au compte-gouttes
[25 janvier 2006]
Pour
prétendre à un titre de séjour pour raisons médicales,
la loi est assez restrictive. La France délivre peu de visas
pour ce motif. «Ce type de documents est délivré
au compte-gouttes, raconte un inspecteur de l'Igas. Ils sont généralement
attribués aux familles de diplomates ou de dirigeants étrangers.»
L'ordonnance de 1945, modifiée par la loi sur l'immigration de
novembre 2003, prévoit qu'un titre de séjour provisoire
«vie privée et familiale» doit être délivré
de plein droit à un «étranger résidant habituellement
en France dont l'état de santé nécessite une prise
en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner
pour lui des conséquences d'une exceptionnelle gravité
sous réserve qu'il ne puisse effectivement bénéficier
d'un traitement approprié dans le pays dont il est originaire».
Seule réserve, le préfet doit s'assurer que l'étranger
ne présente pas de menace à l'ordre public. Le médecin
inspecteur de santé publique de la Ddass est le seul habilité
à attester de la nécessité de la prise en charge
médicale. Il doit indiquer la durée prévisible
du traitement et évaluer le dossier médical à chaque
renouvellement du titre de séjour. Nicolas Sarkozy prépare
une nouvelle loi pour restreindre les conditions d'obtention de la carte
«vie privée et familiale». Mais les associations
ont fait savoir qu'elles n'accepteraient pas que le ministre de l'Intérieur
rogne sur un des droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne
des droits de l'homme.