15/11/05
- La sympathie pour les vandales est beaucoup plus répandue
chez les bobos écolos qui font du vélo à Paris
que parmi les automobilistes pauvres du 9-3
Alain
Finkielkraut : «L'illégitimité de la haine»
Propos recueillis par Alexis Lacroix
[ LE FIGARO 15 novembre 2005]
Le
philosophe Alain Finkielkraut (1) dresse un premier bilan des émeutes
dans les banlieues.
LE FIGARO. – Quels enseignements politiques et intellectuels tirez-vous
des émeutes ?
Alain FINKIELKRAUT.
– Je suis terrifié par cette violence. Terrifié,
mais pas étonné. Il y avait des signes avant-coureurs
: la Marseillaise conspuée lors du match France-Algérie,
les agressions de lycéens pendant une manifestation contre la
loi Fillon. Il y avait aussi des livres avertisseurs comme celui d'Emmanuel
Brenner, Les Territoires perdus de la République, ou le rapport
de juin 2004 du ministère de l'Education nationale sur les signes
et manifestations d'appartenance religieuse dans certains établissements
scolaires des quartiers difficiles. On y apprenait notamment que l'enseignement
de l'histoire était accusé par certains élèves
et ceux qui les influencent de donner une vision judéo-chrétienne,
déformée et partiale du monde. Les exemples abondent,
du refus d'étudier l'édification des cathédrales
ou d'entendre parler de l'existence de religions préislamiques,
aux turbulences que provoque inévitablement l'évocation
de la guerre d'Algérie ou du Moyen-Orient.
Certains ont été
jusqu'à parler de «guerre civile». Qu'en pensez-vous
?
Il n'y a pas de guerre aujourd'hui entre les Français de souche
et les autres, ni même entre la France des villes et celle des
banlieues. Les premières cibles des violents sont les voisins.
Et ce sont eux qui réclament une restauration de l'ordre républicain.
La sympathie pour les vandales est beaucoup plus répandue chez
les bobos écolos qui font du vélo à Paris que parmi
les automobilistes pauvres du 9-3.
Y avait-il d'autres
signes annonciateurs des émeutes ?
Voici un charmant
couplet de rap : «La France est une garce, n'oublie pas de la
baiser jusqu'à l'épuiser comme une salope, il faut la
traiter, mec ! Moi, je pisse sur Napoléon et le général
de Gaulle.»
Mais les excès
de la sous-culture musicale ont-ils vraiment un lien de causalité
avec ces violences ?
Si ceux qui mettent
le feu aux services publics, qui lancent du haut des tours d'immeubles
des boules de pétanque sur les policiers ou qui agressent les
pompiers, avaient la même couleur de peau que les émeutiers
de Rostock dans l'Allemagne réunifiée des années
90, l'indignation morale prévaudrait partout.
L'indignation morale
prévaut quand même dans certains lieux !
Non, ce qui prévaut, c'est la compréhension, la dissolution
du sentiment de l'injustifiable dans la recherche des causes. Dans l'hypothèse
Rostock, politiques, intellectuels, journalistes, responsables d'associations,
chercheurs en sciences sociales – tous crieraient comme un seul
homme : «Le fascisme ne passera pas !» Mais comme ces lanceurs
de boules et de cocktails Molotov sont des Français d'origine
africaine ou nord-africaine, l'explication étouffe l'indignation
ou la retourne contre le gouvernement et l'inhospitalité nationale.
Au lieu d'être
outragés par le scandale des écoles incendiées,
on pontifie sur le désespoir des incendiaires. Au lieu d'entendre
ce qu'ils disent – «Nique ta mère !», «Nique
la police !», «Nique l'Etat !» –, on les écoute,
c'est-à-dire que l'on convertit leurs appels à la haine
en appels à l'aide et la vandalisation des établissements
scolaires en demande d'éducation. A ce décryptage qui
n'est que poudre aux yeux, il est urgent d'opposer une lecture littérale
des événements.
Loin de la culture
de l'excuse ?
Les casseurs ne réclament pas plus d'écoles, plus de crèches,
plus de gymnases, plus d'autobus : ils les brûlent. Et ils s'acharnent
ainsi contre les institutions et toutes les médiations, tous
les détours, tous les délais qui s'interposent entre eux
et les objets de leur désir. Enfants de la télécommande,
ils veulent tout, tout de suite. Et ce tout, c'est la «thune»,
les marques vestimentaires et les «meufs». Paradoxe terminal
: les ennemis de notre monde en sont aussi l'ultime caricature. Et ce
qu'il faudrait pouvoir réinstaurer, c'est un autre système
de valeurs, un autre rapport au temps. Mais ce pouvoir-là n'est
pas au pouvoir des politiques.
La communication
politique a-t-elle abdiqué devant la «vidéosphère»
?
La vulgarité sans fond des talk shows, la brutalité des
jeux vidéos, l'éducation quotidienne à la simplification
et à la méchanceté rigolarde par les «Guignols
de l'info» – tout cela est hors de portée des hommes
politiques. S'ils s'y opposaient d'ailleurs, les éditorialistes
dénonceraient aussitôt une atteinte totalitaire à
la liberté d'expression. Peut être le ministre de l'Intérieur
– mais est-il le seul ? – a-t-il tendance à trop
spectaculariser son action. Et le terme de «racaille» ne
devrait pas faire partie du vocabulaire d'un responsable politique.
Mais les mots manquent devant des gens qui, se sentant calomniés
ou humiliés par cette épithète, réagissent
en incendiant des écoles.
Mais ils sont frappés
par des taux de chômage record !
Aujourd'hui où le coeur de l'humanisme ne bat plus pour l'école,
mais pour ses incendiaires, nul ne semble se souvenir qu'on ne va pas
en classe pour être embauché mais pour être enseigné.
Le premier objectif de l'instruction, c'est l'instruction. Celle-ci,
au demeurant, n'est jamais inutile. De même que la République
doit reprendre ses «territoires perdus», de même la
langue française doit reconquérir le parler banlieue,
ce sabir simpliste, hargneux, pathétiquement hostile à
la beauté et à la nuance. Ce n'est pas une condition suffisante
pour obtenir un emploi, mais c'est une condition nécessaire.
Personne n'invente
cependant les discriminations !
Dans cette affaire, il faut évidemment se garder de stigmatiser
une population. Né polonais en France, je suis moi-même
un immigré de la seconde génération, et je me sens
résolument solidaire de tous les élèves noirs ou
arabes qui, parce qu'ils préfèrent les diplômés
aux dealers, se font persécuter, racketter, traiter de «bouffons».
Ceux-là doivent être aidés ; la discrimination à
l'embauche doit être inlassablement combattue ; il faut oeuvrer
sans relâche à l'égalité des chances, aller
chercher l'excellence dans les cités, détruire les grands
ensembles, désenclaver les banlieues. Pour autant, il serait
naïf de s'imaginer que ces mesures mettront fin au vandalisme.
Comment pouvez-vous
en être sûr ?
La violence actuelle
n'est pas une réaction à l'injustice de la République,
mais un gigantesque pogrome antirépublicain.
Cette violence ne
serait donc pas une riposte à l'abandon des «territoires
perdus» ?
Si ces territoires étaient laissés à l'abandon,
il n'y aurait ni autobus, ni crèches, ni écoles, ni gymnases
à brûler. Et ce qui est proprement insupportable, c'est
de décerner aux auteurs de ces exploits le titre glorieux d'«indigènes
de la République». Au lieu de cela, on aurait dû
décréter l'illégitimité de la haine et leur
faire honte, comme on fait honte, bien qu'ils soient aussi des cas sociaux,
aux supporters qui vont dans les stades pour en découdre et qui
poussent des grognements de singe chaque fois qu'un joueur noir a la
balle. La brûlure de la honte est le commencement de la morale.
La victimisation et l'héroïsation sont une invitation à
la récidive.
L'expiation des
crimes du colonialisme conduit-elle à l'embrasement des banlieues
?
Non, bien sûr.
Mais à vouloir apaiser la haine en disant que la France est en
effet haïssable et en inscrivant ce dégoût de soi
dans l'enseignement, on se dirige nécessairement vers le pire.
Ces révoltés révoltants poussent jusqu'à
son paroxysme la tendance contemporaine à faire de l'homme non
plus un obligé, mais un ayant droit. Et si l'école elle-même
les encourage, alors c'est foutu.
Est-ce le modèle
français d'intégration qui est en crise ?
On parle beaucoup
de la faillite du modèle républicain d'intégration.
C'est absurde. L'école républicaine est morte depuis longtemps.
C'est le modèle post-républicain de la communauté
éducative supersympa et immergée dans le social, qui prend
l'eau. Modèle, hélas, indestructible car il se nourrit
de ses fiascos. A chaque échec, il réagit par la surenchère.
Et c'est reparti pour un tour : au mépris de la vérité,
l'école française noiera donc demain la diversité
des traites négrières dans l'océan de la bien-pensance
anti-occidentale. On enseignera la colonisation non comme un phénomène
historique terrible et ambigu, mais comme un crime contre l'humanité.
Ainsi répondra-t-on au défi de l'intégration en
hâtant la désintégration nationale.
(1) Dernier ouvrage
publié : Nous autres, Modernes (Ellipses).