L'Express
du 21/09/2006
Indigènes,
quelle histoire ! par Christophe Carrière
Pour réaliser et surtout financer son film, Rachid Bouchareb
aura livré une rude bataille. Acteurs, mais aussi patrons et
hommes politiques, se sont engagés dans la cause. Jusqu'à
l'Elysée…
A la
guerre comme à la guerre. Indigènes, évocation
des tirailleurs nord-africains qui participèrent, en 1944,
à la libération de la France, est né après
bien des batailles. Pourtant, son réalisateur, Rachid Bouchareb,
est un pacifiste. Quand, il y a dix ans, l'idée de raconter
l'histoire de ses aïeux lui vient, il n'a aucune velléité
revancharde. «Je voulais juste transmettre au public un chapitre
historique absent de tous les manuels scolaires.» Seulement
voilà: un film pareil, cela demande beaucoup d'argent. Le metteur
en scène et son associé au sein de 3B Production, Jean
Bréhat, sous-estiment la galère qui
les attend et ignorent la croisade politique qu'ils devront mener
afin de réunir les fonds.
Financièrement,
le projet Indigènes repose sur les épaules
de ses vedettes. Bouchareb en est conscient et décide de passer
à l'action au début 2002. Astérix et Obélix:
mission Cléopâtre a attiré 14 millions de spectateurs
et consacré Jamel Debbouze. La série des Taxi a donné
à Samy Naceri une popularité auprès d'un jeune
public. Sami Bouajila et Roschdy Zem, forts d'une longue filmographie,
sont, eux, des talents confirmés et respectés. Bouchareb
confie aux quatre son envie. Ils donnent un accord de principe, même
s'ils ignorent de quoi leur parle le metteur en scène. «J'avais
toujours entendu parler des tirailleurs sénégalais,
mais jamais des Algériens ni des Marocains, avoue Roschdy Zem.
Ce n'est pas dans notre culture de faire passer, de génération
en génération, des souvenirs douloureux.»
Durant
un an, Rachid Bouchareb et son coscénariste, Olivier
Lorelle, recueillent les témoignages d'anciens
combattants. En France, en Algérie, au Sénégal…
Le script connaîtra 27 versions. D'une première de 3
h 15 et 35 millions d'euros de budget, à une dernière,
plus courte et moins chère - 14,5 millions, quand même!
Forts
d'une aide au développement et d'une avance sur recettes obtenues
sans mal (autour de 700 000 euros), Bréhat et Bouchareb partent,
confiants, en quête de partenaires financiers. Les alliés
de la première heure sont les responsables de France Télévisions
et Jamel Debbouze. Le comédien apporte deux atouts considérables.
D'abord, de nouveaux subsides. A même d'exiger un cachet de
1 million d'euros, il fait l'inverse: il sort ce million de sa poche,
via sa société Kissman Productions, et devient coproducteur.
Légalement obligé de toucher un cachet comme comédien,
il prendra le minimum syndical, à savoir 300 euros par jour.
Ensuite, sa relation privilégiée avec Mohammed VI, roi
du Maroc. Le souverain met à disposition de la production la
région de Ouarzazate, ainsi que 500 soldats et l'infrastructure
militaire qui va de pair (avions, bateaux, etc.), ce pendant six semaines.
Néanmoins,
toutes ces aides ne suffisent pas à boucler le plan de financement.
«Pour une comédie, on n'aurait eu aucun mal à
réunir les fonds, reconnaît Jean Bréhat. Mais
un film de guerre, c'est moins vendeur.» Une réalité
économique qui freine le Groupe
Canal , malgré le soutien actif de son directeur général,
Rodolphe Bremer. Le projet est dans l'impasse.
Jean
Bréhat requiert les services d'un vieux copain, Mohamed Nemmiche,
ex-journaliste et «militant mondain», devenu «conseiller
en financement», grâce à un impressionnant carnet
d'adresses et à un extraordinaire culot. «L'équation
était simple, se souvient Mohamed Nemmiche.
Canal appartient au groupe Vivendi, au sein duquel on trouve Jean-René
Fourtou, lui-même meilleur ami de Claude Bébéar
[président de l'Institut Montaigne], très sensible aux
problèmes d'immigration. Or, à ce moment-là,
au printemps 2004, l'Assemblée nationale débat de la
politique à mener sur ce thème, avec, entre autres intervenants,
Claude Bébéar. Je savais où le trouver!»
Des
soutiens politiques officiels… et officieux
Nemmiche
rédige une note de quelques lignes: le titre du film, les comédiens
principaux, le synopsis, le numéro de téléphone
de Rachid Bouchareb, et la remet en mains propres à Bébéar,
qui appelle le réalisateur dès le lendemain matin. Un
déjeuner est organisé au restaurant la Maison blanche.
A la fin du repas, un homme déjeunant à proximité,
intrigué par la conversation qu'il entend, s'enquiert de l'identité
de ses voisins. Il s'agit de Didier
Duverger, patron de Coficiné, la banque du cinéma.
Il a bien reçu le dossier Indigènes, mais ne
croit guère à son aboutissement. «Quand je les
ai vus en compagnie de Claude Bébéar, mes doutes se
sont envolés», avoue le banquier. Effectivement, une
semaine plus tard, le Groupe Canal injecte
4 millions d'euros dans l'affaire. Claude Bébéar, intronisé
«parrain du film» par Jean Bréhat et Rachid Bouchareb,
joue aujourd'hui les modestes: «Ils exagèrent
ma participation. Comme on s'est mal comporté avec ces personnes
qui ont aidé à libérer la France, je trouvais
totalement justifié qu'un long-métrage leur rende hommage.
Je me suis contenté d'appeler Jean-René
Fourtou et Bertrand Méheut, et les ai convaincus de la rentabilité
potentielle du film.»
En janvier
2005, malgré toutes les aides, dont celle du producteur Thomas
Langmann, 3B Production n'a réuni que 10,5
millions d'euros. Nouveau rodéo financier… Cette fois,
c'est Jean-Paul Huchon, président
du conseil régional d'Ile-de-France, qui décroche
500 000 euros sur le budget culturel de sa région,
mesure votée par les élus, de gauche comme de droite.
Bouchareb,
lui, commence le tournage au Maroc. Les comédiens sont morts
de trac. Naceri un peu plus que les autres, le seul des quatre à
ne pas savoir parler la langue arabe. «Le problème, c'était
surtout de parler en français, précise Sami Bouajila.
Les Nord-Africains avaient un accent différent de celui d'aujourd'hui,
et il s'agissait de ne pas tomber dans la caricature.»
Pendant
ce temps, Nemmiche continue sa quête. Car il manque encore 1,5
million d'euros au titre de la postproduction (montage, effets spéciaux,
etc.). Il s'adresse à Pierre
Méhaignerie (président de la commission
des Finances de l'Assemblée nationale). Le
député UMP, via l'Assemblée, verse 100 000 euros
au conseil régional de Franche-Comté, qui les ajoute
aux 100 000 euros alloués au film par
une subvention. «On a emmerdé
la terre entière!» raconte Jean Bréhat.
Du moins, tous les directeurs de cabinet. «Dominique
Cantien voulait clairement,
en échange d'une aide quelconque de son compagnon, Philippe
Douste-Blazy, une photo du ministre des Affaires étrangères
avec Jamel Debbouze», confie le producteur.
«A la demande des hommes politiques démarchés,
j'ai assisté à tous leurs rendez-vous avec la production,
précise Jamel. Les rares photos
où j'ai posé avec eux, c'était pour leur nièce
ou leur cousine.» Une conseillère de
Nicolas Sarkozy aurait aussi proposé à l'artiste d'accompagner
le ministre de l'Intérieur à Trappes. Sans succès.
Pour autant, le
n° 2 du gouvernement a apporté sa pierre à l'édifice.
En l'occurrence, une lettre à l'attention d'Adrien Zeller,
président du conseil régional d'Alsace, demandant à
l'intéressé une augmentation exceptionnelle de sa subvention,
plafonnée à 48 000 euros pour un long-métrage.
Après réception du courrier, elle
montera à 60 000.
De son côté, Philippe Séguin,
président de la Cour des comptes, intervient auprès
de la Caisse des dépôts et consignations, afin qu'elle
accorde 110 000 euros au projet.
Jusqu'à la bénédiction
suprême: le soutien officieux de l'Elysée, puisque Claude
Chirac pousse France Télévisions, déjà
très généreuse, à investir un peu plus
d'argent. D'un pari improbable, Indigènes
devient ainsi une grande cause nationale.
Une sélection
au Festival de Cannes paraît, au fil des mois, inéluctable.
L'accueil dithyrambique à la fin de la projection et, le jour
du palmarès, le prix d'interprétation attribué
aux principaux comédiens augurent, pour le long-métrage,
d'un vif retentissement médiatique et populaire.
Le 5
septembre, la Fondation Georges-Pompidou présente le long-métrage
à un parterre de grands patrons et de personnalités
politiques, dont Jacques Chirac.
Un gros
succès populaire en perspective
Vingt
minutes avant la projection, Rachid Bouchareb et ses comédiens
s'entretiennent avec le président, afin de lui demander de
soutenir l' «appel pour l'égalité des droits entre
combattants français et étrangers». «Après
le film, raconte le réalisateur, il était sincèrement
bouleversé. Je l'ai pris par le bras et lui ai demandé
s'il comprenait pourquoi il devait intervenir. Il a répondu:
"Je vais le faire."» Le président a ainsi promis
d'attribuer, au plus vite, les pensions jamais versées aux
anciens combattants nord-africains.
De son
côté, le distributeur Stéphane Célérier
(Mars Distribution) a prévu une sortie importante avec 500
copies du film. «Il y a trois ans, j'évaluais le succès
d'Indigènes à 1 million d'entrées. Depuis
Cannes, cette estimation est multipliée par deux.» Entre
une promotion tentaculaire et une étroite collaboration avec
le ministère de l'Education nationale, le chiffre devrait se
confirmer. Auquel cas Rachid Bouchareb rempilerait. «Je raconterais
l'histoire des indigènes de 1945 à 1962, soit
du massacre de Sétif à la guerre d'Algérie, en
passant par celle d'Indochine.» Ses comédiens ont d'ores
et déjà accepté. Indigènes n'est
qu'un début, ils continuent le combat.
A lire
: Anciens combattants africains, édité aux EditionsLes
Imaginayres, 28 euros avec CD sonore joint à l'ouvrage.