Discours
du pape à l’Université de Ratisbonne
ROME, Vendredi 15 septembre 2006 (ZENIT.org)
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Nous
publions ci-dessous le texte intégral du discours que le pape
Benoît XVI a prononcé à l’Université
de Ratisbonne, le mardi 12 septembre, dans le cadre de son voyage
en Allemagne (9-14 septembre).
«
‘Au commencement était le logos’ ... Logos signifie
à la fois raison et parole - une raison qui est créatrice
et capable de se transmettre mais, précisément, en tant
que raison », affirme le pape. « C’est à
ce grand logos, à cette ampleur de la raison, que nous invitons
nos interlocuteurs dans le dialogue des cultures ».
* * *
Eminences,
Messieurs les Recteurs, Excellences, Mesdames, Messieurs !
C’est
pour moi un moment de grande émotion de me trouver une nouvelle
fois dans cette université et de pouvoir une nouvelle fois
donner un cours. Mes pensées se tournent en même temps
vers ces années où, après une belle période
auprès de l’Institut supérieur de Freising, je
commençai mon activité d’enseignant à l’université
de Bonn. C’était encore - en 1959 - l’époque
de l’ancienne université des professeurs ordinaires.
Pour chacune des chaires, il n’existait ni assistants, ni dactylographes,
mais en revanche il y avait un contact très direct avec les
étudiants et surtout aussi entre les professeurs. L’on
se rencontrait avant et après la leçon dans les salles
des professeurs. Les relations avec les historiens, les philosophes,
les philologues, et naturellement aussi entre les deux facultés
de théologie étaient très étroites. Une
fois par semestre, il y avait ce que l’on appelait le dies academicus,
où les professeurs de toutes les facultés se présentaient
devant les étudiants de toute l’université, permettant
ainsi une expérience d’universitas - une chose à
laquelle vous aussi, Monsieur le Recteur, vous avez fait récemment
allusion - c’est-à-dire l’expérience du
fait que nous tous, malgré toutes les spécialisations,
qui parfois nous rendent incapables de communiquer entre nous, formons
un tout et travaillons dans le tout de l’unique raison dans
ses diverses dimensions, en étant ainsi ensemble également
face à la responsabilité commune du juste usage de la
raison - ce phénomène devenait une expérience
vécue. Sans aucun doute, l’université était
également fière de ses deux facultés de théologie.
Il était clair qu’elles aussi, en s’interrogeant
sur la dimension raisonnable de la foi, accomplissaient un travail
qui nécessairement fait partie du « tout » de l’universitas
scientiarum, même si tous pouvaient ne pas partager la foi,
dont la relation avec la raison commune est l’objet du travail
des théologiens. Cette cohésion intérieure dans
l’univers de la raison ne fut même pas troublée
lorsqu’un jour la nouvelle circula que l’un de nos collègues
avait affirmé qu’il y avait un fait étrange dans
notre université : deux facultés qui s’occupaient
de quelque chose qui n’existait pas - de Dieu. Même face
à un scepticisme aussi radical, il demeure nécessaire
et raisonnable de s’interroger sur Dieu au moyen de la raison
et cela doit être fait dans le contexte de la tradition de la
foi chrétienne : il s’agissait là d’une
conviction incontestée, dans toute l’université.
Tout
cela me revint en mémoire récemment à la lecture
de l’édition publiée par le professeur Theodore
Khoury (Münster) d’une partie du dialogue que le docte
empereur byzantin Manuel II Paléologue, peut-être au
cours de ses quartiers d’hiver en 1391 à Ankara, entretint
avec un Persan cultivé sur le christianisme et l’islam
et sur la vérité de chacun d’eux. L’on présume
que l’Empereur lui-même annota ce dialogue au cours du
siège de Constantinople entre 1394 et 1402 ; ainsi s’explique
le fait que ses raisonnements soient rapportés de manière
beaucoup plus détaillées que ceux de son interlocuteur
persan. Le dialogue porte sur toute l’étendue de la dimension
des structures de la foi contenues dans la Bible et dans le Coran
et s’arrête notamment sur l’image de Dieu et de
l’homme, mais nécessairement aussi toujours à
nouveau sur la relation entre - comme on le disait - les trois «
Lois » ou trois « ordres de vie » : l’Ancien
Testament - le Nouveau Testament - le Coran. Je n’entends pas
parler à présent de cela dans cette leçon ; je
voudrais seulement aborder un argument - assez marginal dans la structure
de l’ensemble du dialogue - qui, dans le contexte du thème
« foi et raison », m’a fasciné et servira
de point de départ à mes réflexions sur ce thème.
Dans
le septième entretien (dialexis - controverse) édité
par le professeur Khoury, l’empereur aborde le thème
du djihad, de la guerre sainte. Assurément l’empereur
savait que dans la sourate 2, 256 on peut lire : « Nulle contrainte
en religion ! ». C’est l’une des sourates de la
période initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet
lui-même n’avait encore aucun pouvoir et était
menacé. Mais naturellement l’empereur connaissait aussi
les dispositions, développées par la suite et fixées
dans le Coran, à propos de la guerre sainte. Sans s’arrêter
sur les détails, tels que la différence de traitement
entre ceux qui possèdent le « Livre » et les «
incrédules », l’empereur, avec une rudesse assez
surprenante qui nous étonne, s’adresse à son interlocuteur
simplement avec la question centrale sur la relation entre religion
et violence en général, en disant : « Montre-moi
donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras
seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de
diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait
». L’empereur, après s’être prononcé
de manière si peu amène, explique ensuite minutieusement
les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers
la violence est une chose déraisonnable. La violence est en
opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme.
« Dieu n’apprécie pas le sang - dit-il -, ne pas
agir selon la raison , “sun logô”, est contraire
à la nature de Dieu. La foi est le fruit de l’âme,
non du corps. Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu’un
à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de
raisonner correctement, et non de la violence et de la menace... Pour
convaincre une âme raisonnable, il n’est pas besoin de
disposer ni de son bras, ni d’instrument pour frapper ni de
quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une
personne de mort... ».
L’affirmation
décisive dans cette argumentation contre la conversion au moyen
de la violence est : ne pas agir selon la raison est contraire à
la nature de Dieu. L’éditeur Théodore Khoury commente
: pour l’empereur, un Byzantin qui a grandi dans la philosophie
grecque, cette affirmation est évidente. Pour la doctrine musulmane,
en revanche, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n’est
liée à aucune de nos catégories, fût-ce
celle du raisonnable. Dans ce contexte, Khoury cite une œuvre
du célèbre islamologue français R. Arnaldez,
qui explique que Ibn Hazn va jusqu’à déclarer
que Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole
et que rien ne l’obligerait à nous révéler
la vérité. Si cela était sa volonté, l’homme
devrait même pratiquer l’idolâtrie.
Ici s’ouvre,
dans la compréhension de Dieu et donc de la réalisation
concrète de la religion, un dilemme qui aujourd’hui nous
met au défi de manière très directe. La conviction
qu’agir contre la raison serait en contradiction avec la nature
de Dieu, est-elle seulement une manière de penser grecque ou
vaut-elle toujours et en soi ? Je pense qu’ici se manifeste
la profonde concordance entre ce qui est grec dans le meilleur sens
du terme et ce qu’est la foi en Dieu sur le fondement de la
Bible. En modifiant le premier verset du Livre de la Genèse,
le premier verset de toute l’Ecriture Sainte, Jean a débuté
le prologue de son Evangile par les paroles : « Au commencement
était le logos ». Tel est exactement le mot qu’utilise
l’empereur : Dieu agit « sun logô », avec
logos. Logos signifie à la fois raison et parole - une raison
qui est créatrice et capable de se transmettre mais, précisément,
en tant que raison. Jean nous a ainsi fait le don de la parole ultime
sur le concept biblique de Dieu, la parole dans laquelle toutes les
voies souvent difficiles et tortueuses de la foi biblique aboutissent,
trouvent leur synthèse. Au commencement était le logos,
et le logos est Dieu, nous dit l’Evangéliste. La rencontre
entre le message biblique et la pensée grecque n’était
pas un simple hasard. La vision de saint Paul, devant lequel s’étaient
fermées les routes de l’Asie et qui, en rêve, vit
un Macédonien et entendit son appel : « Passe en Macédoine,
viens à notre secours ! » (cf. Ac 16,6-10) - cette vision
peut être interprétée comme un « raccourci
» de la nécessité intrinsèque d’un
rapprochement entre la foi biblique et la manière grecque de
s’interroger.
En réalité,
ce rapprochement avait déjà commencé depuis très
longtemps. Déjà le nom mystérieux du Dieu du
buisson ardent, qui éloigne l’homme de l’ensemble
des divinités portant de multiples noms en affirmant uniquement
son « Je suis », son être, est, vis-à-vis
du mythe, une contestation avec laquelle entretient une profonde analogie
la tentative de Socrate de vaincre et de dépasser le mythe
lui-même. Le processus qui a commencé auprès du
buisson atteint, dans l’Ancien Testament, une nouvelle maturité
pendant l’exil, lorsque le Dieu d’Israël, à
présent privé de la Terre et du culte, s’annonce
comme le Dieu du ciel et de la terre, en se présentant avec
une simple formule qui prolonge la parole du buisson : « Je
suis ». Avec cette nouvelle connaissance de Dieu va de pair
une sorte de philosophie des lumières, qui s’exprime
de manière drastique dans la dérision des divinités
qui ne serait que l’œuvre de la main de l’homme (cf.
Ps 115). Ainsi, malgré toute la dureté du désaccord
avec les souverains grecs, qui voulaient obtenir par la force l’adaptation
au style de vie grec et à leur culte idolâtre, la foi
biblique allait intérieurement, pendant l’époque
hellénistique, au devant du meilleur de la pensée grecque,
jusqu’à un contact mutuel qui s’est ensuite réalisé
en particulier dans la littérature sapientiale tardive. Aujourd’hui,
nous savons que la traduction grecque de l’Ancien Testament
réalisée à Alexandrie - la « Septante »
- est plus qu’une simple (un mot qu’on pourrait presque
comprendre de façon assez négative) traduction du texte
hébreux : c’est en effet un témoignage textuel
qui a une valeur en lui-même et une étape spécifique
importante de l’histoire de la Révélation, à
travers laquelle s’est réalisée cette rencontre
d’une manière qui, pour la naissance du christianisme
et sa diffusion, a eu une signification décisive. Fondamentalement,
il s’agit d’une rencontre entre la foi et la raison, entre
l’authentique philosophie des lumières et la religion.
En partant véritablement de la nature intime de la foi chrétienne
et, dans le même temps, de la nature de la pensée grecque
qui ne faisait désormais plus qu’un avec la foi, Manuel
II pouvait dire : Ne pas agir « avec le logos » est contraire
à la nature de Dieu.
Par honnêteté,
il faut remarquer ici que, à la fin du Moyen Age, se sont développées
dans la théologie, des tendances qui rompaient cette synthèse
entre esprit grec et esprit chrétien. En opposition avec ce
que l’on a appelé l’intellectualisme augustinien
et thomiste débuta avec Duns Scott une situation volontariste
qui, en fin de compte, dans ses développements successifs,
conduisit à l’affirmation que nous ne connaîtrions
de Dieu que la voluntas ordinata. Au-delà de celle-ci, il existerait
la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait pu créer
et faire tout aussi bien le contraire de tout ce qu’il a effectivement
fait. Ici se profilent des positions qui, sans aucun doute, peuvent
s’approcher de celles de Ibn Hazn, et pourraient conduire jusqu’à
l’image d’un Dieu-Arbitraire, qui n’est pas même
lié par la vérité et par le bien. La transcendance
et la diversité de Dieu sont accentuées avec une telle
exagération que même notre raison, notre sens du vrai
et du bien ne sont plus un véritable miroir de Dieu, dont les
possibilités abyssales demeurent pour nous éternellement
hors d’atteinte et cachées derrière ses décisions
effectives. En opposition à cela, la foi de l’Eglise
s’est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu
et nous, entre son Esprit créateur éternel et notre
raison créée, il existe une vraie analogie dans laquelle
- comme le dit le IVe Concile du Latran en 1215 - les dissemblances
sont certes assurément plus grandes que les ressemblances,
mais toutefois pas au point d’abolir l’analogie et son
langage. Dieu ne devient pas plus divin du fait que nous le repoussons
loin de nous dans un pur et impénétrable volontarisme,
mais le Dieu véritablement divin est ce Dieu qui s’est
montré comme logos et comme logos a agi et continue d’agir
plein d’amour en notre faveur. Bien sûr, l’amour,
comme le dit Paul, « dépasse » la connaissance
et c’est pour cette raison qu’il est capable de percevoir
davantage que la simple pensée (cf. Ep 3,19), mais il demeure
l’amour du Dieu-Logos, pour lequel le culte chrétien
est, comme le dit encore Paul « logikè latreia »
- un culte qui s’accorde avec le Verbe éternel et avec
notre raison (cf. Rm 12,1).
Le rapprochement
intérieur mutuel évoqué ici, qui a eu lieu entre
la foi biblique et l’interrogation sur le plan philosophique
de la pensée grecque, est un fait d’une importance décisive
non seulement du point de vue de l’histoire des religions, mais
également de celui de l’histoire universelle - un fait
qui nous crée des obligations aujourd’hui encore. En
tenant compte de cette rencontre, il n’est pas surprenant que
le christianisme, malgré son origine et quelques importants
développements en Orient, ait en fin de compte trouvé
son empreinte décisive d’un point de vue historique en
Europe. Nous pouvons l’exprimer également dans l’autre
sens : cette rencontre, à laquelle vient également s’ajouter
par la suite le patrimoine de Rome, a créé l’Europe
et demeure le fondement de ce que l’on peut à juste titre
appeler l’Europe.
A la
thèse selon laquelle le patrimoine grec, purifié de
façon critique, ferait partie intégrante de la foi chrétienne,
s’oppose l’exigence de déshellénisation
du christianisme - une exigence qui, depuis le début de l’époque
moderne domine de manière croissante la recherche théologique.
Vu de plus près, on peut observer trois époques dans
le programme de la déshellénisation : même si
elles sont liées entre elles, elles sont toutefois, dans leurs
motivations et dans leurs objectifs, clairement distinctes l’une
de l’autre.
La déshellénisation
apparaît d’abord en liaison avec les postulats de la Réforme
au XVIe siècle. En considérant la tradition des écoles
théologiques, les réformateurs se retrouvent face à
une systématisation de la foi conditionnée totalement
par la philosophie, c’est-à-dire face à une détermination
de la foi venue de l’extérieur en vertu d’une manière
de penser qui ne dérive pas de celle-ci. Ainsi la foi n’apparaissait
plus comme une parole historique vivante, mais comme un élément
inséré dans la structure d’un système philosophique.
Le sola Scriptura recherche en revanche la pure forme primordiale
de la foi, comme celle-ci est présente originellement dans
la Parole biblique. La métaphysique apparaît comme un
présupposé dérivant d’une autre source,
dont il faut libérer la foi pour la faire redevenir totalement
elle-même. Avec son affirmation d’avoir dû mettre
de côté la pensée pour faire place à la
foi, Kant a agi en se basant sur ce programme avec un radicalisme
que les réformateurs ne pouvaient prévoir. Ainsi a-t-il
ancré la foi exclusivement dans la raison pratique, en lui
niant l’accès au tout de la réalité.
La théologie
libérale du XIXe et du XXe siècle représenta
une deuxième époque dans le programme de la déshellénisation
: Adolf von Harnack en est un éminent représentant.
Pendant mes études, comme au cours des premières années
de mon activité universitaire, ce programme était fortement
à l’œuvre également dans la théologie
catholique. L’on prenait comme point de départ la distinction
de Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham,
d’Isaac et de Jacob. Dans la conférence que j’ai
prononcée à Bonn, en 1959, j’ai essayé
d’affronter cet argument, et je n’entends pas reprendre
ici tout ce discours. Je voudrais toutefois tenter de mettre en lumière,
même brièvement, la nouveauté qui caractérisait
cette deuxième époque de déshellénisation
par rapport à la première. La réflexion centrale
qui apparaît chez Harnack est le retour à Jésus
simplement homme et à son message simple, qui serait précédent
à toutes les théologisations ainsi, précisément,
qu’à toute hellénisation : ce serait ce message
simple qui constituerait le véritable sommet du développement
religieux de l’humanité. Jésus aurait donné
congé au culte en faveur de la morale. En définitive,
il est représenté comme le père d’un message
moral humanitaire. L’objectif de Harnack est au fond de ramener
le christianisme en harmonie avec la raison moderne, en le libérant,
précisément, d’éléments apparemment
philosophiques et théologiques comme, par exemple la foi dans
la divinité du Christ et dans la trinité de Dieu. En
ce sens, l’exégèse historique et critique du Nouveau
Testament, dans la vision qui est la sienne, replace la théologie
au sein du système de l’université : la théologie,
selon Harnarck, est quelque chose d’essentiellement historique
et donc d’étroitement scientifique. Ce sur quoi elle
enquête à propos de Jésus à travers la
critique est, pour ainsi dire, l’expression de la raison pratique
et par conséquent peut trouver sa place dans le système
de l’université. En arrière-plan, on trouve l’auto-limitation
moderne de la raison, exprimée de manière classique
dans les « critiques » de Kant, mais par la suite ultérieurement
radicalisée par la pensée des sciences naturelles. Cette
conception moderne de la raison se fonde, pour le dire brièvement,
sur une synthèse entre platonisme (cartésianisme) et
empirisme, que le progrès technique a confirmé. D’une
part, on présuppose la structure mathématique de la
matière, sa rationalité intrinsèque, pour ainsi
dire, qui rend possible sa compréhension et son utilisation
dans son efficacité opérationnelle : ce présupposé
de fond est pour ainsi dire l’élément platonicien
dans le concept moderne de la nature. D’autre part, on envisage
l’« utilisabilité » fonctionnelle de la nature
selon nos objectifs, où seule la possibilité de contrôler
vérité et erreur à travers l’expérience
fournit une certitude décisive. Le poids respectif de ces deux
pôles peut, selon les circonstances, pencher davantage d’un
côté ou davantage de l’autre. Un penseur aussi
étroitement positiviste que Jacques Monod a déclaré
qu’il était un platonicien convaincu.
Cela
comporte deux orientations fondamentales décisives en ce qui
concerne notre question. Seul le type de certitude dérivant
de la synergie des mathématiques et de l’empirique nous
permet de parler de science. Ce qui prétend être science
doit se confronter avec ce critère. Et ainsi, même les
sciences qui concernent les choses humaines, comme l’histoire,
la psychologie, la sociologie et la philosophie, cherchaient à
se rapprocher de ce canon de la science. Pour nos réflexions
est cependant aussi important le fait que la méthode comme
telle exclut la question de Dieu, la faisant apparaître comme
une question ascientifique ou pré-scientifique. Mais cela nous
place devant une réduction du domaine de la science et de la
raison, dont il faut tenir compte.
Je reviendrai
encore sur ce thème. Pour le moment, il suffit d’avoir
à l’esprit que, avec une tentative faite à la
lumière de cette perspective pour conserver à la théologie
le caractère de discipline « scientifique », il
ne resterait du christianisme qu’un misérable fragment.
Mais il nous faut aller plus loin : si la science n’est que
cela dans son ensemble, alors c’est l’homme lui-même
qui devient victime d’une réduction. Car les interrogations
proprement humaines, c’est-à-dire celles concernant les
questions sur « d’où » et « vers où
», les interrogations de la religion et de l’ethos, ne
peuvent alors pas trouver de place dans l’espace de la raison
commune décrite par la « science » interprétée
de cette façon, et elles doivent être déplacées
dans le domaine du subjectif. Le sujet décide, à partir
de ses expériences, ce qui lui apparaît religieusement
possible, et la « conscience » subjective devient, en
définitive, la seule instance éthique. Cependant, l’ethos
et la religion perdent ainsi leur force de créer une communauté
et tombent dans le domaine de l’arbitraire personnel. C’est
une situation dangereuse pour l’humanité : nous le constatons
dans les pathologies menaçantes de la religion et de la raison
- des pathologies qui doivent nécessairement éclater,
lorsque la religion est réduite à un point tel que les
questions de la religion et de l’ethos ne la regardent plus.
Ce qui reste des tentatives pour construire une éthique en
partant des règles de l’évolution, de la psychologie
ou de la sociologie, est simplement insuffisant.
Avant
de parvenir aux conclusions auxquelles tend tout ce raisonnement,
je dois encore brièvement mentionner la troisième époque
de la déshellénisation qui se diffuse actuellement.
En considération de la rencontre avec la multiplicité
des cultures, on aime dire aujourd’hui que la synthèse
avec l’hellénisme, qui s’est accomplie dans l’Eglise
antique, aurait été une première inculturation,
qui ne devrait pas lier les autres cultures. Celles-ci devraient avoir
le droit de revenir en arrière jusqu’au point qui précédait
cette inculturation pour découvrir le simple message du Nouveau
Testament et l’inculturer ensuite à nouveau dans leurs
milieux respectifs. Cette thèse n’est pas complètement
erronée ; elle est toutefois grossière et imprécise.
En effet, le Nouveau Testament a été écrit en
langue grecque et contient en lui le contact avec l’esprit grec
- un contact qui avait mûri dans le développement précédent
de l’Ancien Testament. Il existe certainement des éléments
dans le processus de formation de l’Eglise antique qui ne doivent
pas être intégrés dans toutes les cultures. Mais
les décisions de fond qui concernent précisément
le rapport de la foi avec la recherche de la raison humaine, ces décisions
de fond font partie de la foi elle-même et en sont les développements,
conformes à sa nature.
Avec
ceci, j’arrive à la conclusion. Cette tentative, uniquement
dans de grandes lignes, de critique de la raison moderne de l’intérieur,
n’inclut absolument pas l’idée que l’on doive
retourner en arrière, avant le siècle des lumières,
en rejetant les convictions de l’époque moderne. Ce qui
dans le développement moderne de l’esprit est considéré
valable est reconnu sans réserves : nous sommes tous reconnaissants
pour les possibilités grandioses qu’il a ouvert à
l’homme et pour les progrès dans le domaine humain qui
nous ont été donnés. Du reste, l’ethos
de l’esprit scientifique est - vous l’avez mentionné,
Monsieur le Recteur - la volonté d’obéissance
à la vérité, et donc l’expression d’une
attitude qui fait partie des décisions essentielles de l’esprit
chrétien. L’intention n’est donc pas un recul,
une critique négative ; il s’agit en revanche d’un
élargissement de notre concept de raison et de l’usage
de celle-ci. Car malgré toute la joie éprouvée
face aux possibilités de l’homme, nous voyons également
les menaces qui y apparaissent et nous devons nous demander comment
nous pouvons les dominer. Nous y réussissons seulement si la
raison et la foi se retrouvent unies d’une manière nouvelle
; si nous franchissons la limite auto-décrétée
par la raison à ce qui est vérifiable par l’expérience,
et si nous ouvrons à nouveau à celle-ci toutes ses perspectives.
C’est dans ce sens que la théologie, non seulement comme
discipline historique, humaine et scientifique, mais comme véritable
théologie, c’est-à-dire comme interrogation sur
la raison de la foi, doit trouver sa place à l’université
et dans le vaste dialogue des sciences.
Ce n’est
qu’ainsi que nous devenons également aptes à un
véritable dialogue des cultures et des religions - un dialogue
dont nous avons un besoin urgent. Dans le monde occidental domine
largement l’opinion que seule la raison positiviste et les formes
de philosophie qui en découlent sont universelles. Mais les
cultures profondément religieuses du monde voient précisément
dans cette exclusion du divin de l’universalité de la
raison une attaque à leurs convictions les plus intimes. Une
raison qui reste sourde face au divin et qui repousse la religion
dans le domaine des sous-cultures, est incapable de s’insérer
dans le dialogue des cultures. Toutefois, la raison moderne propre
aux sciences naturelles, avec son élément platonicien
intrinsèque, contient en elle, comme j’ai cherché
à le démontrer, une interrogation qui la transcende,
ainsi que ses possibilités méthodiques. Celle-ci doit
simplement accepter la structure rationnelle de la matière
et la correspondance entre notre esprit et les structures rationnelles
en œuvre dans la nature comme un fait donné, sur lequel
se fonde son parcours méthodique. Mais la question sur la raison
de ce fait donné existe et doit être confiée par
les sciences naturelles à d’autres niveaux et façons
de penser - à la philosophie et à la théologie.
Pour la philosophie et, de manière différente, pour
la théologie, l’écoute des grandes expériences
et convictions des traditions religieuses de l’humanité,
en particulier celle de la foi chrétienne, constitue une source
de connaissance ; la refuser signifierait une réduction inacceptable
de notre capacité d’écoute et de notre capacité
à répondre. Il me vient ici à l’esprit
une parole de Socrate à Phédon. Dans les entretiens
précédents, ils avaient traité de nombreuses
opinions philosophiques erronées, et Socrate s’exclamait
alors : « Il serait bien compréhensible que quelqu’un,
en raison de l’irritation due à tant de choses erronées,
se mette à haïr pour le reste de sa vie tout discours
sur l’être et le dénigrât. Mais de cette
façon, il perdrait la vérité de l’être
et subirait un grand dommage ». Depuis très longtemps,
l’occident est menacé par cette aversion contre les interrogations
fondamentales de sa raison, et ainsi il ne peut subir qu’un
grand dommage. Le courage de s’ouvrir à l’ampleur
de la raison et non le refus de sa grandeur - voilà quel est
le programme avec lequel une théologie engagée dans
la réflexion sur la foi biblique entre dans le débat
du temps présent. « Ne pas agir selon la raison, ne pas
agir avec le logos, est contraire à la nature de Dieu »
a dit Manuel II, partant de son image chrétienne de Dieu, à
son interlocuteur persan. C’est à ce grand logos, à
cette ampleur de la raison, que nous invitons nos interlocuteurs dans
le dialogue des cultures. La retrouver nous-mêmes toujours à
nouveau, est la grande tâche de l’université.
©
Copyright du texte original : Libreria editrice vaticana Traduction
réalisée par Zenit