JACQUES
DELORS, président du comité de soutien au oui du Parti
socialiste
"Le devoir de vérité
impose de dire qu'il peut y avoir un plan B. Mais
une solution rapide est impossible"
LE MONDE | 12.05.05 | 13h58 • Mis à jour le 12.05.05
| 13h58
ous êtes parfois virulent dans cette campagne.
Le Nouvel Observateur titrait récemment "Ils vous mentent"
en vous citant. N'est-ce pas aller un peu loin à l'encontre
de vos camarades du non au PS ?
Ce qui
m'a heurté, c'est qu'ils disent de grosses contre-vérités,
du type le traité constitutionnel va interdire l'IVG, ou qu'il
constitue une menace pour la laïcité de notre éducation
nationale. Là, vraiment, on dépasse les bornes. C'est
pour cela que j'ai utilisé ce style. Mais je ne conteste pas
le caractère européen de certains avocats du non. Pour
moi, il y a deux dialogues différents. L'un avec les souverainistes,
l'autre avec les citoyens qui ont une vocation européenne contrariée.
Certains de ces camarades socialistes ont repris avec force les contre-vérités
que je viens d'évoquer. Or, nous avions évité
ce genre de dérapage pendant le référendum interne
du PS.
Quand le possibilisme divisait les socialistes
"Possibilisme" ? Le terme choisi par Jacques Delors renvoie
à l'histoire des courants socialistes français d'avant
1905 et leur réunification dans la SFIO. Il est employé,
en 1881, par Jules Guesde, fondateur du Parti ouvrier, dont il vient
de rédiger le programme avec Marx et Engels, lors du congrès
de Reims, de cette formation. Il s'agit pour Jules Guesde de dénoncer
les thèses de Paul Brousse, médecin venu de l'anarchisme
et antimarxiste avec lequel il a rompu , qui plaide pour
"l'abandon du tout à la fois" , le "fractionnement
du but idéal en plusieurs étapes sérieuses"
et le recours au socialisme communal. Le débat qui oppose les
deux courants porte sur l'alternative réforme (les possibilistes)
ou révolution (guesdistes), mais beaucoup aussi sur le fédéralisme
(auquel s'opposent les guesdistes). La querelle débouchera
sur... une scission en 1882.
Considérez-vous qu'il y a une détérioration
du climat ?
Sans
malice, je me demande pourquoi le PS a organisé un référendum
! Souvent je dis aux militants : "Vous avez des motivations qui
vous ont fait adhérer au parti. Vous êtes déçus,
vous voudriez une société plus juste, vous êtes
même parfois indignés, et c'est peut-être une vertu
dans les circonstances présentes, mais attention à bien
distinguer ce que l'on peut faire en Europe et ce qu'il incombe à
la France de faire. Cette distinction m'avait paru acquise. Or, aujourd'hui,
la confusion est plus grande. Sans le référendum interne,
j'aurais compris ce mélange des genres. On sent, derrière
les arguments des opposants au traité, un véritable
débat entre le fantasme de la rupture avec le système
existant et ceux que j'appellerai les "possibilistes.
Que voulez-vous dire ?
A mes
camarades du non qui invoquent toujours les luttes, je dis : moi aussi,
je sais ce que c'est le combat. J'ai toujours contesté l'ordre
existant, je me suis demandé comment l'infléchir. C'est
au nom du possibilisme que je préconise l'adoption de ce traité.
Car le possibilisme, c'est tenir compte des marges de manoeuvre pour
essayer d'avancer. On parle du social : je suis pour que cela reste
une compétence nationale. Mais j'ai fait évoluer l'Union
européenne sur les conditions d'hygiène et de santé
sur le lieu de travail, par exemple, sur le dialogue social, sur la
solidarité entre les régions. Voilà une illustration
du possibilisme ! Je n'ai jamais été un partisan de
la rupture. En filigrane, c'est pourtant bien ce débat, que
nous avons déjà eu en 1983, qui resurgit.
Vingt ans après, vous estimez qu'il est d'actualité
?
Je n'ai
jamais cru qu'il était clos. La fréquentation des sections
du PS montre que beaucoup ont adhéré parce qu'ils étaient
en désaccord avec l'ordre existant. On peut toujours penser
qu'un geste fort permettrait d'obtenir un saut qualitatif important.
Cela s'est déjà produit dans le passé, mais nous
ne sommes pas dans ce contexte. Pour ma part, en dépit de tout,
je constate que les Français s'intéressent à
ce scrutin et que ce référendum constitue une avancée
pour notre démocratie. Mais je reproche à nos dirigeants
de n'avoir jamais parlé d'Europe ou alors pour accuser Bruxelles
de tous les maux.
Vous avez été pendant dix ans président de la
Commission européenne.
Comment
expliquez-vous sa mauvaise image persistante dans l'opinion ?
Ce qui
est en cause aujourd'hui c'est qu'à Paris on ne parle de la
Commission qu'en termes de contraintes ou de technocratisme. S'il
faut mettre un nom sur le malaise français, c'est le chômage
de masse et l'emploi instable. Mais c'est à la France, pour
l'essentiel, de le réduire. Une autre inquiétude porte
sur l'élargissement. On n'a jamais dit aux Français
que c'était la suite logique de la chute du mur de Berlin,
du réveil des pays de l'Est à la démocratie et
à l'économie de marché. C'est un devoir et un
grand bonheur de les accueillir. De plus, dans notre relation à
l'Europe, la démocratie française fonctionne mal : dans
d'autres pays, avant les sommets, le gouvernement débat avec
le Parlement. En France, celui-ci ne joue pas son rôle.
Que répondez-vous à ceux, comme Laurent Fabius,
qui affirment qu'un plan B est possible en cas de
victoire du non ?
Je refuse,
sur cette question, comme sur d'autres, le blanc et le noir.
Le devoir de vérité impose de dire qu'il peut y en avoir
un mais il faut expliquer l'extrême difficulté
du problème. La conséquence immédiate serait
sans aucun doute un affaiblissement de la France et une stupeur confirmée
des autres Etats membres. Chaque fois qu'un pays, même petit,
a dit non, il a proposé des aménagements. Quelles seront,
sur ce point, les positions de la France ? L'embarras serait grand.
S'il s'agit d'un changement substantiel, il faudra tout recommencer,
convoquer une nouvelle Convention, puis organiser une nouvelle conférence
intergouvernementale. Une solution rapide est impossible.
Des "anciens" , comme vous ou Simone Veil, participent pleinement
à la campagne. Comment l'analysez-vous ?
Ceux qui ont mené une actioneuropéenne
sont sollicités. Peut-être parce ce n'est pas une élection...
Vous pensez que cela agace ?
Propos recueillis par Isabelle Mandraud et Sylvia
Zappi
Article paru dans l'édition du 13.05.05