LE MONDE
- 19.09.06 11h58 • Mis à jour le 19.09.06 | 15h33
Quatre
pages de colère froide et argumentée : ainsi se résume
la missive adressée juste avant l'été par le
préfet de Seine-Saint-Denis à Claude Guéant,
directeur du cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l'intérieur.
Dans son courrier daté du 13 juin, Jean-François Cordet
s'alarme – pour la quatrième fois, par écrit,
depuis le début de l'année – de la montée
de la délinquance dans son département.
Il dresse
aussi un bilan très sévère de l'action du tribunal
de Bobigny et s'inquiète des problèmes d'encadrement
et de motivation chez les policiers, dans un des départements
les plus criminogènes de France, qui, écrit-il, compte
"sans doute plus de 1,5 million d'habitants (compte tenu des
clandestins)". En Seine-Saint-Denis, où deux tiers de
la population est étrangère ou d'origine étrangère,
"les écarts se creusent, les envies s'exacerbent",
assène M. Cordet.
Depuis
le début de 2006, la Seine-Saint-Denis a enregistré
"une recrudescence de la délinquance peu connue jusqu'ici
depuis de nombreuses années", soit + 7,64 %, note le préfet.
Au cours du premier semestre, les violences contre les personnes ont
progressé de 14,11 % par rapport à 2005. Les vols avec
violences ont notamment augmenté de 22,62 %, les vols avec
armes blanches de 16,19 %. La part des mineurs dans la délinquance
de voie publique est passée de 44,23 à 47,67 %.
Face
à cette tendance inquiétante, M. Cordet – qui
occupe ses fonctions depuis décembre 2004 – regrette
les défaillances de la chaîne pénale. Le tribunal
de Bobigny est une nouvelle fois critiqué. La réponse
judiciaire n'est, "plus que jamais, pas à la hauteur des
problèmes" de la Seine-Saint-Denis, estime-t-il. Selon
lui, l'augmentation très forte des vols avec violences "est
due, à 70 %, à des mineurs, chez lesquels le sentiment
d'impunité prévaut". Le préfet précise
qu'en 2005, "sur 1651 mineurs déférés au
parquet, seuls 132 ont été écroués, ce
qui donne une idée de la marge de progression que le parquet
possède actuellement, nonobstant le dogmatisme dont peut faire
preuve le juge des enfants dans ce département".
Le 19
juin, soit quelques jours après l'envoi de cette note par le
préfet, M. Sarkozy a adressé un courrier à Jean-Pierre
Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny,
pour dénoncer son laxisme à la suite des violences urbaines
de novembre 2005. Un seul mineur avait été écroué
sur 85 déférés, selon la préfecture à
Bobigny. "Je ne crois pas que cette réponse judiciaire
soit à la mesure des enjeux", écrivait le ministre.
Le deuxième
motif d'amertume exposé par M. Cordet concerne la réduction
des effectifs. Soulignant une "diminution très perceptible",
depuis 2002, du nombre de fonctionnaires affectés en sécurité
publique, le préfet la met en parallèle avec l'augmentation
de la population (environ 5 000 personnes par an) et de la criminalité.
A cela s'ajoutent, selon lui, les diverses "sujétions"
mobilisant une partie des effectifs, sans équivalent dans aucun
autre département français : les vacations au tribunal
et au centre de rétention administratif de Bobigny et les 25
à 30 soirées par an au Stade de France. M. Cordet rappelle
que la Seine-Saint-Denis est "le premier département de
France en termes de sécurisation de visites ministérielles,
le nombre avoisinant 150 par an, ce qui là aussi obère
d'autant la capacité d'intervention sur la voie publique".
Le préfet
se dit aussi préoccupé par "l'extrême jeunesse
des commissaires" nommés dans son département.
Depuis 2004, sur 21 circonscriptions, "à peine deux responsables
sont toujours en poste, note-t-il. Ce département a besoin
de stabilité dans la présence et la connaissance des
commissaires. Une durée moyenne de trois ans ne me semblerait
pas exagérée même si la tâche y est pénible".
La fidélisation des effectifs reste un problème majeur
dans tous les départements de la petite couronne, malgré
les incitations financières et l'accès facilité
aux logements.
Jean-François
Cordet met également en cause les modes d'intervention des
compagnies républicaines de sécurité (CRS), tout
en se félicitant de leur soutien dans la lutte contre la délinquance.
"Axés sur les contrôles d'identité essentiellement",
ils ne permettraient pas, selon lui, une bonne prévention des
violences urbaines. En outre, le préfet note "la difficulté
de fonctionnement conjoint sécurité publique et CRS,
chacun tentant de reporter sur l'autre l'inefficacité des mesures
de sécurité".
C'est
à l'automne 2005 que Nicolas Sarkozy a décidé
d'affecter 17 compagnies de CRS et 7 escadrons de gendarmerie aux
quartiers les plus difficiles, en renfort de la sécurité
publique (Le Monde du 25 octobre 2005). M. Cordet formule une suggestion
concernant le dispositif des forces de l'ordre : la création
d'une brigade anticriminalité (BAC) centrale, qui pourrait
être sollicitée dans chaque département d'Ile-de-France
en cas de nécessité.
Le préfet
relaie aussi dans son courrier l'"émoi" que suscitent,
dans les commissariats de son département, les interventions
de la "police des polices". Exemple le plus marquant : entre
2000 et 2005, huit procédures judiciaires visant le seul commissariat
de Saint-Denis – pour des viols avérés ou des
faits de violences – ont été déclenchées,
aboutissant à la mise en examen de 24 fonctionnaires. Selon
les responsables policiers, dont M. Cordet se fait le porte-parole,
les investigations "plus rudes et disproportionnées"
de l'IGS, par rapport à d'autres départements, provoquerait
une "frilosité" des forces de l'ordre dans leurs
interventions.
Mais
Jean-François Cordet ne se contente pas d'aborder la seule
thématique de la sécurité. Il souligne aussi
la paupérisation d'une partie de la population et l'aggravation
des inégalités. Notant que "la Seine-Saint-Denis
représente 35 % de la pauvreté d'Ile-de-France",
il se félicite du développement économique constaté
au sud de Saint-Denis ou d'Aubervilliers, à la porte de Paris,
lieux d'implantation de grandes entreprises. Ce développement
et "la reconquête dans ces mêmes lieux de l'habitat
par les classes moyennes conduisent aujourd'hui à une confrontation
permanente entre l'aisance des uns et la pauvreté des autres,
s'inquiète-t-il. L'uniformité sociale et économique
de la Seine-Saint-Denis, telle qu'elle existait depuis l'après-guerre,
est en train d'exploser".
Le préfet
évoque en particulier le sort des jeunes, principales victimes
du chômage. "Ces classes d'âge sont aujourd'hui fortement
travaillées par l'islam, et sans doute le plus intégriste",
écrit-il, en donnant l'exemple des femmes intégralement
voilées, de plus en plus nombreuses dans les lieux publics.
L'influence des intégristes est visible "à chaque
réveil de l'agitation dans telle ou telle cité",
affirme M. Cordet : "Le relais de la gestion locale est pris
par les 'barbus' que l'on voit en compagnie des 'animateurs' ou 'médiateurs'
divers, dans des déplacements destinés (disent-ils)
à calmer le jeu (parfois avec la complicité tacite de
certains élus)."
Piotr
Smolar