Agressions, patients qui refusent les soins, maris
qui intimident les médecins, soignants affichant leurs
convictions : l'hôpital a de plus en plus de mal à
défendre la laïcité.
L'homme ne dissimule pas sa peur. « Je me
sens exposé, à la merci d'un type qui débarque
dans mon bureau, ou même chez moi, et me frappe... »
Les mots sortent en rafale. « Mes collaborateurs subissent
la même tension, nous sommes traumatisés. Nous en
sommes à installer des caméras partout, à
fliquer notre établissement... » C'est un grand professeur
de médecine qui parle ainsi. Israël Nisand est chef
du service de gynécologie-obstétrique du CHU de
Strasbourg. Il y a quelques semaines, une assistante sociale a
été agressée dans son bureau. Deux inconnus
ont surgi, ils lui ont lancé : « On va vous apprendre
à vous occuper de nos femmes ! » Ils l'ont giflée.
Puis ils ont frappé la tête de cette femme sur sa
table. L'un des deux hommes lui a arraché son tee-shirt
et a écrit au marqueur rouge « Mohamed » sur
son ventre. Avant de prendre la fuite, les agresseurs ont inscrit
sur le mur : « Sale juive ».
Pourquoi ce déchaînement de violence
? La victime (qui n'est pas juive) a dit aux policiers ne connaître
ni ses agresseurs ni les raisons de leur acte. Etait-ce, comme
l'a évoqué la presse, parce que le centre dans lequel
travaille cette femme pratique des IVG, et que ses agresseurs
étaient des fondamentalistes musulmans ? En attendant les
résultats de l'enquête, le professeur Israël
Nisand dresse un constat amer : cet acte s'inscrit dans un contexte.
« Nous sommes confrontés à la violence permanente
des maris de nos patientes, dit le médecin. Le phénomène
croît en fréquence et en gravité depuis trois
à quatre ans. » Une violence guidée par des
particularismes religieux ou culturels, et qui s'installe. «
Deux jours avant l'agression de notre assistante sociale, poursuit-il,
nous avons vu arriver deux hommes turcs avec une petite fille
de 12 ans. Ses accompagnateurs voulaient qu'on lui dresse un certificat
de virginité. Nous avons refusé, ils ont hurlé...
» L'autre jour, un homme, turc lui aussi, exigeait que sa
femme soit examinée par un médecin femme. «
On lui a expliqué qu'on ne pouvait pas sélectionner
le personnel soignant sur son sexe, se souvient Nisand, il a répondu
: "Mais le service public vous y oblige !" Quand ma
secrétaire a nié, il a rétorqué :
"On vous aura !" »
La loi des maris. Quelques jours plus tard, l'homme revient. Et
il lance au professeur Nisand : « Je veux que ma femme accouche
ici, j'exige du personnel féminin. » « Je lui
répète notre position, dit le médecin, je
lui explique comment fonctionne un établissement laïque.
Il me menace alors : "Donnez-moi votre nom !" »
Comment réagir ? « On ne sait pas, on fait profil
bas, on a peur d'être taxés de racisme, confie Israël
Nisand. J'ai l'impression d'être en lutte contre les territoires
perdus de la République. Et pourtant, j'ai le coeur à
gauche... »
Comme les écoles, les hôpitaux font
face à la montée des communautarismes et des radicalisations
identitaires. Ce phénomène est longtemps resté
tabou, jusqu'à la publication des travaux de la commission
Stasi sur la laïcité, fin 2003. Il l'est encore en
partie. Nombre de soignants se sentent démunis, et certains
craignent de témoigner. Une cinquantaine de chefs de maternité
d'Ile-de-France organisent un débat sur ce thème,
le 6 avril, au Sofitel Sèvres. L'intitulé du sujet
en dit long : « Agir autrement en gynécologie-obstétrique
face à certains comportements d'inspiration religieuse
ou culturelle ».
La loi de Dieu contre celle d'Hippocrate ? «
Pour quelqu'un de ma génération, il est impensable
que de tels comportements puissent prendre le pas sur nos règles
médicales », s'exclame le professeur Roger Henrion,
qui a préparé cette conférence et suit ces
questions à l'Académie de médecine. «
En cinquante ans de pratique dans une dizaine d'établissements,
dit cet ancien gynécologue-obstétricien parisien,
je n'ai jamais vu cela. Depuis l'an 2000, tous les chefs de service
de la périphérie de Paris et même d'hôpitaux
intra-muros me signalent des incidents, parfois graves. »
Le rapport au corps, la pratique de la prière,
les interdits alimentaires... Rites et préceptes religieux
s'immiscent dans le fonctionnement quotidien de l'hôpital.
Les textes de loi protègent la liberté religieuse
des patients. Dans les établissements hospitaliers publics,
un espace est réservé aux aumôniers de tous
les cultes, et les demandes alimentaires particulières
sont respectées. Tant que la pratique est confinée
à la sphère privée, pas de problème.
Mais le bât blesse quand ces croyances heurtent la neutralité
laïque du service public et entravent les traitements médicaux.
Voire pis : menacent la vie du patient... « Une fois, en
réanimation, raconte le docteur Jean-Pierre Bal, chef des
urgences à l'hôpital intercommunal de Créteil
(Val-de-Marne), un homme devait être opéré
car il risquait la mort. Il a refusé. Il ne voulait pas
de transfusion car il était Témoin de Jéhovah.
On ne sait pas ce qu'il est devenu, sa volonté a été
respectée... »
Cas extrême, certes. Mais, au quotidien,
d'autres comportements contrecarrent les usages habituels. Certaines
musulmanes pratiquantes n'ont pas de relation directe avec l'équipe
soignante. « On est obligé de passer par le mari
: lui seul peut nous parler, constate Isabelle Allais, infirmière
à l'hôpital intercommunal de Créteil. Il y
a dix ans, ces demandes passaient inaperçues, aujourd'hui,
elles sont régulières. On a adapté nos habitudes,
en admettant par exemple toute la famille dans la salle de soins.
» Les exigences peuvent être fortes. « Les femmes
voilées veulent des chambres particulières, elles
refusent toute visite d'hommes pendant qu'elles allaitent »,
dit cette infirmière d'une maternité de la banlieue
nord de Paris.
Les soignants se trouvent parfois confrontés
à la loi des maris. Lesquels refusent notamment que leur
épouse soit prise en charge par un homme. Un rapport de
l'Inspection générale de l'administration remis
au Premier ministre en janvier s'en alarmait - tout en précisant
que ces cas étaient limités à la banlieue
parisienne, la région lyonnaise et l'Alsace. « On
s'entend dire : "Chez nous, c'est le mari qui décide
!", constate le docteur Daniel Rotten, au centre hospitalier
de Saint-Denis. Certains en viennent aux mains. »
Retour en arrière ? « J'ai vu fonctionner
des services hospitaliers de gynécologie au Maroc et en
Tunisie dans les années 50, et je n'ai pas rencontré
ces problèmes, se souvient le professeur Henrion. En France,
aujourd'hui, des maris irascibles vont jusqu'aux menaces avec
armes. » Le personnel doit se plier à des choix décidés
au nom de préceptes religieux. Des exemples ? « Le
principal problème que nous avons avec les patientes musulmanes,
dit cette infirmière (d'origine musulmane) d'un établissement
du Val-d'Oise, est le refus de l'HT 21, la prise de sang destinée
à déceler la trisomie 21, parce qu'il s'agit d'un
acte préalable à un avortement. » «
Pendant le ramadan, raconte l'une de ses consoeurs aux urgences
de Créteil, si des patients ne sont pas examinés
avant la rupture de jeûne, ils repartent chez eux sans soins...
»
Des malades - mais des médecins aussi -
affaiblis parce qu'ils suivent le jeûne. D'autres qui refusent
un traitement parce qu'il comporte des gélatines animales.
Une femme en train d'accoucher qui, par respect strict du shabbat,
arrive à pied à l'hôpital, puis refuse de
prendre l'ascenseur et monte les escaliers dans le noir jusqu'à
la salle de soins - et que l'aide-soignante laisse faire, parce
que « c'est sa religion »... Ces histoires sont le
pain quotidien d'Isabelle Lévy, qui, depuis plusieurs années,
arpente les couloirs des hôpitaux de la région parisienne
pour « déminer » les tensions, décrypter
les textes religieux aux médecins, infirmières et
surveillants béotiens (1). « Les soignants ne savent
pas toujours distinguer les limites à accepter, et les
croyants font parfois preuve de zèle dans leur pratique,
par ignorance, relève la jeune femme. Par exemple, le Coran
exonère les femmes enceintes ou les mères qui allaitent
du jeûne du ramadan, mais les croyantes ne s'accordent pas
ce droit. Il est nécessaire d'affirmer que les trois monothéismes
admettent la transgression des interdits en cas de risque de perte
d'intégrité physique ou mentale. » «
Il faut choisir la vie », comme dit le Talmud. « En
droit, on peut être poursuivi pour non-intervention à
personne en danger, ce principe passe avant le respect des préceptes
religieux », rappelle Gérard Barsacq, directeur de
l'hôpital de Créteil.
Mais comment avoir une confiance absolue quand
les hospitaliers eux-mêmes affirment un parti pris ? «
De plus en plus de soignants pratiquent leur religion dans l'enceinte
de l'hôpital, observe Isabelle Lévy. Des médecins
qui s'absentent de leur service pour faire leur prière
ou refusent de prendre des gardes le samedi parce que l'on ne
doit pas travailler, un infirmier qui enseigne le Coran dans l'office,
une infirmière qui passe ses nuits à lire la Bible
au lieu de faire sa tournée... » L'Académie
de médecine, dans un communiqué officiel, le 9 décembre
2003, s'est émue de « l'affichage d'une appartenance
religieuse » des soignants, « susceptible de troubler
l'indispensable relation de confiance entre le médecin
et son patient ainsi qu'entre les différents membres du
personnel médical ». Dans les maternités,
il n'est pas rare que des médecins, catholiques, juifs
ou musulmans, refusent de pratiquer des IVG au nom de leurs convictions
religieuses.
Avec le temps, l'hôpital s'est organisé.
D'abord, une circulaire du 2 février 2005 de l'administration
hospitalière a précisé noir sur blanc le
cadre des relations entre laïcité et liberté
religieuse. « Depuis les affaires du voile, les choses se
sont clarifiées, assure le professeur Bassam Haddad, responsable
de la maternité à l'hôpital de Créteil.
On précise lors de la première consultation aux
patients le système des tours de garde et l'impossibilité
de choisir son médecin à l'avance. Nous n'assurons
pas un service à la carte... » Dans les hôpitaux,
il devient courant de prévenir les patients de l'état
du droit. La communication, paraît-il, favorise la sérénité.
Mais il en faut plus pour décourager les opiniâtres...
« Certains se renseignent pour savoir quel médecin
est de garde... », constate une sage-femme.
L'intervention du marabout. Dans certains cas,
il est demandé l'arbitrage des autorités spirituelles.
Ce gynécologue raconte comment il a dû demander au
recteur de la mosquée d'intervenir parce que l'une de ses
patientes, qui attendait un bébé présentant
une malformation grave, refusait toute exploration d'amniocentèse
et a fortiori d'IVG. L'imam, consulté par son mari, traditionaliste,
s'y opposait. Grâce à la persuasion du recteur, le
couple a accepté l'amniocentèse... « Les patients
d'origine maghrébine ne posent plus tellement de problèmes,
souligne le docteur Gilles Dauptain, chef de service d'une maternité
de la périphérie nord de Paris, en poste depuis
vingt ans. Ils ont parfaitement intégré le fonctionnement
de la médecine française. Il est très rare
qu'ils refusent des soins. L'islam auquel nous sommes confrontés
maintenant est celui des Afghans et des Pakistanais."
Dans cet établissement, on croise des femmes
voilées de la tête au pied par une burqa et des gants.
« Une fois, une Africaine a refusé une césarienne
en disant : "Je ne suis plus une femme si j'accouche ainsi"
», raconte une sage-femme. L'issue ? « On est obligé
de négocier par l'intermédiaire du mari, explique
le docteur Dauptain. En cas de blocage, on prévient le
procureur, mais ce n'est pas toujours simple. Alors, on téléphone
au marabout, qui vient et palabre avec le mari. Souvent, celui-ci
finit par accepter la césarienne... »
1. Isabelle Lévy a publié un guide
sur le sujet, « La religion à l'hôpital »
(Presses de la Renaissance, 316 pages, 20 euros).