Communautarisation de la France
Violences confessionnelles à l'hôpital
(LE POINT )


Violences : Pression intégriste sur les hôpitaux - Le POINT © 06/04/06 - N°1751 - Page 66 -
Jérôme Cordelier

Agressions, patients qui refusent les soins, maris qui intimident les médecins, soignants affichant leurs convictions : l'hôpital a de plus en plus de mal à défendre la laïcité.

L'homme ne dissimule pas sa peur. « Je me sens exposé, à la merci d'un type qui débarque dans mon bureau, ou même chez moi, et me frappe... » Les mots sortent en rafale. « Mes collaborateurs subissent la même tension, nous sommes traumatisés. Nous en sommes à installer des caméras partout, à fliquer notre établissement... » C'est un grand professeur de médecine qui parle ainsi. Israël Nisand est chef du service de gynécologie-obstétrique du CHU de Strasbourg. Il y a quelques semaines, une assistante sociale a été agressée dans son bureau. Deux inconnus ont surgi, ils lui ont lancé : « On va vous apprendre à vous occuper de nos femmes ! » Ils l'ont giflée. Puis ils ont frappé la tête de cette femme sur sa table. L'un des deux hommes lui a arraché son tee-shirt et a écrit au marqueur rouge « Mohamed » sur son ventre. Avant de prendre la fuite, les agresseurs ont inscrit sur le mur : « Sale juive ».

Pourquoi ce déchaînement de violence ? La victime (qui n'est pas juive) a dit aux policiers ne connaître ni ses agresseurs ni les raisons de leur acte. Etait-ce, comme l'a évoqué la presse, parce que le centre dans lequel travaille cette femme pratique des IVG, et que ses agresseurs étaient des fondamentalistes musulmans ? En attendant les résultats de l'enquête, le professeur Israël Nisand dresse un constat amer : cet acte s'inscrit dans un contexte. « Nous sommes confrontés à la violence permanente des maris de nos patientes, dit le médecin. Le phénomène croît en fréquence et en gravité depuis trois à quatre ans. » Une violence guidée par des particularismes religieux ou culturels, et qui s'installe. « Deux jours avant l'agression de notre assistante sociale, poursuit-il, nous avons vu arriver deux hommes turcs avec une petite fille de 12 ans. Ses accompagnateurs voulaient qu'on lui dresse un certificat de virginité. Nous avons refusé, ils ont hurlé... » L'autre jour, un homme, turc lui aussi, exigeait que sa femme soit examinée par un médecin femme. « On lui a expliqué qu'on ne pouvait pas sélectionner le personnel soignant sur son sexe, se souvient Nisand, il a répondu : "Mais le service public vous y oblige !" Quand ma secrétaire a nié, il a rétorqué :
"On vous aura !" »
La loi des maris. Quelques jours plus tard, l'homme revient. Et il lance au professeur Nisand : « Je veux que ma femme accouche ici, j'exige du personnel féminin. » « Je lui répète notre position, dit le médecin, je lui explique comment fonctionne un établissement laïque. Il me menace alors : "Donnez-moi votre nom !" » Comment réagir ? « On ne sait pas, on fait profil bas, on a peur d'être taxés de racisme, confie Israël Nisand. J'ai l'impression d'être en lutte contre les territoires perdus de la République. Et pourtant, j'ai le coeur à gauche... »

Comme les écoles, les hôpitaux font face à la montée des communautarismes et des radicalisations identitaires. Ce phénomène est longtemps resté tabou, jusqu'à la publication des travaux de la commission Stasi sur la laïcité, fin 2003. Il l'est encore en partie. Nombre de soignants se sentent démunis, et certains craignent de témoigner. Une cinquantaine de chefs de maternité d'Ile-de-France organisent un débat sur ce thème, le 6 avril, au Sofitel Sèvres. L'intitulé du sujet en dit long : « Agir autrement en gynécologie-obstétrique face à certains comportements d'inspiration religieuse ou culturelle ».

La loi de Dieu contre celle d'Hippocrate ? « Pour quelqu'un de ma génération, il est impensable que de tels comportements puissent prendre le pas sur nos règles médicales », s'exclame le professeur Roger Henrion, qui a préparé cette conférence et suit ces questions à l'Académie de médecine. « En cinquante ans de pratique dans une dizaine d'établissements, dit cet ancien gynécologue-obstétricien parisien, je n'ai jamais vu cela. Depuis l'an 2000, tous les chefs de service de la périphérie de Paris et même d'hôpitaux intra-muros me signalent des incidents, parfois graves. »

Le rapport au corps, la pratique de la prière, les interdits alimentaires... Rites et préceptes religieux s'immiscent dans le fonctionnement quotidien de l'hôpital. Les textes de loi protègent la liberté religieuse des patients. Dans les établissements hospitaliers publics, un espace est réservé aux aumôniers de tous les cultes, et les demandes alimentaires particulières sont respectées. Tant que la pratique est confinée à la sphère privée, pas de problème. Mais le bât blesse quand ces croyances heurtent la neutralité laïque du service public et entravent les traitements médicaux. Voire pis : menacent la vie du patient... « Une fois, en réanimation, raconte le docteur Jean-Pierre Bal, chef des urgences à l'hôpital intercommunal de Créteil (Val-de-Marne), un homme devait être opéré car il risquait la mort. Il a refusé. Il ne voulait pas de transfusion car il était Témoin de Jéhovah. On ne sait pas ce qu'il est devenu, sa volonté a été respectée... »

Cas extrême, certes. Mais, au quotidien, d'autres comportements contrecarrent les usages habituels. Certaines musulmanes pratiquantes n'ont pas de relation directe avec l'équipe soignante. « On est obligé de passer par le mari : lui seul peut nous parler, constate Isabelle Allais, infirmière à l'hôpital intercommunal de Créteil. Il y a dix ans, ces demandes passaient inaperçues, aujourd'hui, elles sont régulières. On a adapté nos habitudes, en admettant par exemple toute la famille dans la salle de soins. » Les exigences peuvent être fortes. « Les femmes voilées veulent des chambres particulières, elles refusent toute visite d'hommes pendant qu'elles allaitent », dit cette infirmière d'une maternité de la banlieue nord de Paris.

Les soignants se trouvent parfois confrontés à la loi des maris. Lesquels refusent notamment que leur épouse soit prise en charge par un homme. Un rapport de l'Inspection générale de l'administration remis au Premier ministre en janvier s'en alarmait - tout en précisant que ces cas étaient limités à la banlieue parisienne, la région lyonnaise et l'Alsace. « On s'entend dire : "Chez nous, c'est le mari qui décide !", constate le docteur Daniel Rotten, au centre hospitalier de Saint-Denis. Certains en viennent aux mains. »

Retour en arrière ? « J'ai vu fonctionner des services hospitaliers de gynécologie au Maroc et en Tunisie dans les années 50, et je n'ai pas rencontré ces problèmes, se souvient le professeur Henrion. En France, aujourd'hui, des maris irascibles vont jusqu'aux menaces avec armes. » Le personnel doit se plier à des choix décidés au nom de préceptes religieux. Des exemples ? « Le principal problème que nous avons avec les patientes musulmanes, dit cette infirmière (d'origine musulmane) d'un établissement du Val-d'Oise, est le refus de l'HT 21, la prise de sang destinée à déceler la trisomie 21, parce qu'il s'agit d'un acte préalable à un avortement. » « Pendant le ramadan, raconte l'une de ses consoeurs aux urgences de Créteil, si des patients ne sont pas examinés avant la rupture de jeûne, ils repartent chez eux sans soins... »

Des malades - mais des médecins aussi - affaiblis parce qu'ils suivent le jeûne. D'autres qui refusent un traitement parce qu'il comporte des gélatines animales. Une femme en train d'accoucher qui, par respect strict du shabbat, arrive à pied à l'hôpital, puis refuse de prendre l'ascenseur et monte les escaliers dans le noir jusqu'à la salle de soins - et que l'aide-soignante laisse faire, parce que « c'est sa religion »... Ces histoires sont le pain quotidien d'Isabelle Lévy, qui, depuis plusieurs années, arpente les couloirs des hôpitaux de la région parisienne pour « déminer » les tensions, décrypter les textes religieux aux médecins, infirmières et surveillants béotiens (1). « Les soignants ne savent pas toujours distinguer les limites à accepter, et les croyants font parfois preuve de zèle dans leur pratique, par ignorance, relève la jeune femme. Par exemple, le Coran exonère les femmes enceintes ou les mères qui allaitent du jeûne du ramadan, mais les croyantes ne s'accordent pas ce droit. Il est nécessaire d'affirmer que les trois monothéismes admettent la transgression des interdits en cas de risque de perte d'intégrité physique ou mentale. » « Il faut choisir la vie », comme dit le Talmud. « En droit, on peut être poursuivi pour non-intervention à personne en danger, ce principe passe avant le respect des préceptes religieux », rappelle Gérard Barsacq, directeur de l'hôpital de Créteil.

Mais comment avoir une confiance absolue quand les hospitaliers eux-mêmes affirment un parti pris ? « De plus en plus de soignants pratiquent leur religion dans l'enceinte de l'hôpital, observe Isabelle Lévy. Des médecins qui s'absentent de leur service pour faire leur prière ou refusent de prendre des gardes le samedi parce que l'on ne doit pas travailler, un infirmier qui enseigne le Coran dans l'office, une infirmière qui passe ses nuits à lire la Bible au lieu de faire sa tournée... » L'Académie de médecine, dans un communiqué officiel, le 9 décembre 2003, s'est émue de « l'affichage d'une appartenance religieuse » des soignants, « susceptible de troubler l'indispensable relation de confiance entre le médecin et son patient ainsi qu'entre les différents membres du personnel médical ». Dans les maternités, il n'est pas rare que des médecins, catholiques, juifs ou musulmans, refusent de pratiquer des IVG au nom de leurs convictions religieuses.

Avec le temps, l'hôpital s'est organisé. D'abord, une circulaire du 2 février 2005 de l'administration hospitalière a précisé noir sur blanc le cadre des relations entre laïcité et liberté religieuse. « Depuis les affaires du voile, les choses se sont clarifiées, assure le professeur Bassam Haddad, responsable de la maternité à l'hôpital de Créteil. On précise lors de la première consultation aux patients le système des tours de garde et l'impossibilité de choisir son médecin à l'avance. Nous n'assurons pas un service à la carte... » Dans les hôpitaux, il devient courant de prévenir les patients de l'état du droit. La communication, paraît-il, favorise la sérénité. Mais il en faut plus pour décourager les opiniâtres... « Certains se renseignent pour savoir quel médecin est de garde... », constate une sage-femme.

L'intervention du marabout. Dans certains cas, il est demandé l'arbitrage des autorités spirituelles. Ce gynécologue raconte comment il a dû demander au recteur de la mosquée d'intervenir parce que l'une de ses patientes, qui attendait un bébé présentant une malformation grave, refusait toute exploration d'amniocentèse et a fortiori d'IVG. L'imam, consulté par son mari, traditionaliste, s'y opposait. Grâce à la persuasion du recteur, le couple a accepté l'amniocentèse... « Les patients d'origine maghrébine ne posent plus tellement de problèmes, souligne le docteur Gilles Dauptain, chef de service d'une maternité de la périphérie nord de Paris, en poste depuis vingt ans. Ils ont parfaitement intégré le fonctionnement de la médecine française. Il est très rare qu'ils refusent des soins. L'islam auquel nous sommes confrontés maintenant est celui des Afghans et des Pakistanais."

Dans cet établissement, on croise des femmes voilées de la tête au pied par une burqa et des gants. « Une fois, une Africaine a refusé une césarienne en disant : "Je ne suis plus une femme si j'accouche ainsi" », raconte une sage-femme. L'issue ? « On est obligé de négocier par l'intermédiaire du mari, explique le docteur Dauptain. En cas de blocage, on prévient le procureur, mais ce n'est pas toujours simple. Alors, on téléphone au marabout, qui vient et palabre avec le mari. Souvent, celui-ci finit par accepter la césarienne... »

1. Isabelle Lévy a publié un guide sur le sujet, « La religion à l'hôpital » (Presses de la Renaissance, 316 pages, 20 euros).