Le «parrain» introuvable.


Par Richard HEUZE
11 avril 2006, (Rubrique International)
LE FIGARO


Trente-sept ans qu’elle dure, la « cavale » de Bernardo Provenzano. Cela fait trente-sept ans que ce mafieux, devenu le « parrain des parrains » après l’arrestation de Toto Riina en janvier 1993, a pris la fuite, devançant un mandat d’arrêt que lui apportaient les carabiniers, le 5 mai 1963.


Cet hiver pourtant, les enquêteurs ont bien cru qu’ils le tenaient. A la tombée de la nuit, la Garde des finances (police fiscale) a fait irruption à Cinisi, une localité adossée à l’aéroport Punta Raisi de Palerme. Plusieurs maisons perquisitionnées. Fouille dans une carrière de pierres. En vain. Provenzano, dit « Binnù le tracteur » en raison de ses origines paysannes, est toujours introuvable.

Cinisi est le fief d’un autre grand parrain de la Mafia, Tano Badalamenti, ennemi juré de Provenzano dans la guerre des clans qui a ensanglanté la Sicile au début des années 80. Il semblait curieux que Provenzano se cache sur le territoire d’un rival. Les enquêteurs paraissaient pourtant sûrs d’eux. Pendant des mois, ils avaient filé un grand propriétaire terrien de la région de Caltanissetta, dans le centre de la Sicile, croyant avoir affaire à l’un de ces prête-noms qui servent de paravents aux grands mafieux pour blanchir l’argent de la drogue et de leurs autres trafics. Une enquête fiscale était en cours. Les enquêteurs avaient acquis la conviction que l’homme n’était pas un simple comparse, mais probablement un proche de Provenzano.

Cinisi se situe à cinquante kilomètres de Corleone, la ville natale de « Binnù » et de Toto Riina. Mme Provenzano, de son nom de jeune fille Saveria Benedetta Palazzolo, y gère en toute quiétude un pressing, accolé à une caserne des carabiniers, avec ses deux fils Francesco Paolo, 25 ans, et Angelo, un étudiant en lettres de dix-huit ans. Saveria, qui est brusquement réapparue en 1993 après une longue et mystérieuse absence, affirme que son mari « est persécuté depuis que de vilaines choses se sont produites au pays en 1963 ».

Saveria Provenzano prétend n’avoir aucune photo récente de son mari. La dernière remonte à 1954, quand « Binnù » faisait son service militaire dans l’armée de l’air : elle révèle un jeune homme à l’allure avenante, yeux clairs, regard perçant, front large, cheveux coiffés en arrière. En 1998, la police a établi un portrait-robot de Provenzano, mais sans aucune certitude de ressemblance. Aucun repenti de la Mafia n’est en mesure de le décrire. L’avocat de « Binnù » en a conclu que peut-être son client « ne fréquente pas le monde de la Mafia » et qu’« il vit tranquillement ailleurs ».

Tel n’est pas l’avis des autorités italiennes qui le tiennent pour le chef incontesté de Cosa Nostra depuis l’arrestation de Toto Riina. Moins sanguinaire, mais guère plus lettré que lui, Provenzano passe pour l’homme des arrangements et de la combine avec les politiciens du coin. C’est « Binnù » qui aurait mis fin à la vague d’attentats qui avait ensanglanté l’Italie en 1992 : les assassinats des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, les bombes déposées à Rome et à Milan, devant des musées ou des églises. La Mafia devait se faire oublier pour mener tranquillement ses affaires.

Pas question pour autant de renoncer à retrouver Provenzano. Surtout, remarque le président de la Chambre des députés Luciano Violante, qu’« au cours des six prochaines années, la Sicile recevra huit milliards d’euros d’investissements communautaires » et qu’« elle deviendra la tête de pont d’une communauté de libre-échange comptant 600 millions d’habitants sur les deux rives de la Méditerranée ».

Trente-sept ans qu’elle dure, la « cavale » de Bernardo Provenzano. Cela fait trente-sept ans que ce mafieux, devenu le « parrain des parrains » après l’arrestation de Toto Riina en janvier 1993, a pris la fuite, devançant un mandat d’arrêt que lui apportaient les carabiniers, le 5 mai 1963.



«Oui, je suis Bernardo Provenzano»
Après 43 ans de clandestinité, le patron de la mafia sicilienne, successeur de Toto Rina, a été cueilli mardi par la police dans une ferme des environs de Corleone.

par Christophe ALIX
LIBERATION.FR : mardi 11 avril 2006 - 14:33


Il était recherché depuis... 1963! Bernardo Provenzano, le chef suprême de la mafia sicilienne, en fuite depuis 42 ans, a été arrêté mardi matin à quelques kilomètres de Corleone, dans le centre de la Sicile.

Alors que l'Italie vivait depuis lundi après-midi un suspense électoral de tous les instants (lire les articles), l'arrestation du boss mafieux par une cinquantaine de policiers d'élite, immédiatement confirmée par la justice italienne, a fait l'effet d'un coup de tonnerre. Le président de la République, Carlo Azeglio Ciampi, a téléphoné au ministre de l'Intérieur, Giuseppe Pisanu, pour le féliciter «très vivement» et a également remercié le chef de la police, Gianni de Gennaro, pour ce «très très beau coup de filet». «On ne peut que se féliciter de l'arrestation du plus dangereux de tous les représentants de la mafia», s'est exclamé, à peine remis de sa nuit électorale, Piero Fassino, le leader des démocrates de gauche, principal parti de la coalition de l'Olivier conduite par Romano Prodi.

L'arrestation a eu lieu dans une ferme, à quelques kilomètres de la petite ville de Corleone, considérée comme l'épicentre de la mafia sicilienne, dont le nom a inspiré celui de la famille de la saga du «Parrain», le film de Francis Ford Coppola. En jeans et tee-shirt, non armé et seul, Bernardo Provenzano n'a pas opposé de résistance. Dans un premier temps, il aurait refusé de reconnaître son identité, très vite confirmée par la direction nationale antimafia à Rome. Après avoir nié, il a admis «oui, je suis Bernardo Provenzano».

Le patron aurait été trahi par un «pizzino», ces messages codés griffonés sur des bouts de papier utilisés par les mafieux pour s'échanger des messages. D'après le quotidien «La Repubblica», Bernardo Provenzano en avait plusieurs dans ses poches.
Dans la ferme où il a été arrêté, et où il semble qu'il vivait dans un isolement quasi-total par souci de sécurité et de discrétion, la police a retrouvé une machine à écrire et de nombreuses lettres.

Originaire de Corleone, pas loin de Palerme, Bernardo Provenzano, né le 31 janvier 1933, était passé à la clandestinité trente ans plus tard, en 1963! Agé aujourd'hui de 72 ans, il était devenu le chef suprême de Cosa Nostra après l'arrestation en janvier 1993 de Toto Riina, commanditaire des assassinats, en 1992, des juges antimafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. De lui, l'ancien boss de la mafia Luciano Liggio, également originaire de Corleone, disait qu'il «tirait comme un ange».

Fin 2003, sa présence avait été signalée dans une clinique de Marseille, en France, où il était venu se faire opérer d'une tumeur à la prostate sous un faux nom. C'est sur la base de témoignages recueillis auprès de médecins de la clinique que l'actuel procureur national anti-mafia, Piero Grasso, avait fait diffuser en 2005 un portrait robot de Provenzano, présenté comme un homme malade de 1,65 mètre, pesant 68 kg et portant une cicatrice au cou. Puis, plus rien, jusqu'à la fin du mois de mars dernier, où son avocat, Salvatore Traina, avait annoncé sa «mort depuis plusieurs années». «J'en ai la conviction», avait-il assuré, «elle est fondée sur des éléments solides».

Le nom de Bernardo Provenzano apparaît dans des centaines de procédures pénales et a été cité autant de fois dans les procès anti-mafia depuis le début des années 1980. Tous les «boss» repentis de Cosa nostra ont rapporté son nom et raconté aux juges le rapport très complexe «d'amour-haine» qu'il a entretenu pendant un quart de siècle avec l'ex-patron de la «cupola» (le «parlement» de la mafia sicilienne), Totò Riina, sous les verrous depuis 1992. Provenzano appartenait initialement à la bande de Luciano Liggio de Corleone, dont faisait également partie son «concurrent» Totò Riina, et a commis ses premiers meurtres au début des années 1960, lors de la guerre qui a opposé le clan corleonais au clan palermitain des Navarra.

Connu sous le nom de «Zu Binu» en dialecte sicilien ou «u tratturì», le tracteur, pour sa détermination sans failles, il était donc jusqu'à mardi matin le chef suprême de la mafia. Mais son visage était ignoré de la plupart de ses collaborateurs et «soldats» du clan corleonais, Bernardo Provenzano ne communiquant que par ces messages codés envoyés à ses rares hommes de confiance. «La capture de Bernardo Provenzano est l'extraordinaire résultat d'un travail discret, patient, déterminé et professionnel», s'est félicitée la direction régionale antimafia, ajoutant que Provenzano assurait bien «la direction opérationnelle» de la mafia jusqu'à mardi matin. «L'Etat est bien là et continue de remplir son rôle», a pour sa part déclaré le procureur antimafia Piero Grasso dans une allusion à peine voilée à ceux qui doutaient de la volonté des autorités de mettre fin à la longue carrière criminelle de Bernardo Provenzano.