Les
maux de la société, vus du cabinet d'un médecin de banlieue
Pathologies dues à la précarité, stress, isolement, violence,
dépression, les généralistes des quartiers se trouvent
confrontés aux effets dévastateurs de la crise. "La pauvreté
est partie intégrante de nos consultations", constate le docteur
Coven, qui tente de "mettre en sourdine les souffrances".
Il a choisi de montrer les "coulisses" de la banlieue. Une banlieue "ni froide ni chaude, mais tiède, celle qui existe partout mais qui n'est décrite nulle part". Depuis vingt ans, de son cabinet médical installé au rez-de-chaussée d'un immeuble de 400 appartements au c¦ur d'un quartier populaire d'Asnières (Hauts-de-Seine), Francis Coven, médecin généraliste, estime avoir "un poste d'observation privilégié" pour "décrire", dans cette banlieue "multiculturelle et multiethnique", l'évolution de son métier, l'attitude des patients, les pathologies rencontrées, les répercussions concrètes des politiques de santé, les vraies détresses mais aussi les abus.
De cette expérience humaine est né un livre : Journal d'un médecin de banlieue (Editions de La Martinière, 217 pages, 17 euros), publié début octobre. Cinq chapitres, cinq jours de la semaine, pour raconter le quotidien de sa salle d'attente qui ne désemplit pas, son bureau de consultation - où est installé, depuis quatre ans, un petit écran relié à une caméra pour surveiller la porte d'entrée de son cabinet - dans lequel des femmes et des hommes de tous âges et de toutes nationalités livrent leurs petits ou grands maux.
Né en 1953 à Tunis, arrivé en France à l'âge de 6 ans, le docteur Coven garde "le parfum" de son exil. Issu d'un milieu modeste, premier médecin dans sa famille, son parcours personnel explique, dit-il, son "empathie pour les plus faibles" et sa colère devant des réformes du système de santé qui "ne s'attaquent qu'aux petits, qu'à la France défavorisée" et non "d'en bas", une expression trop "péjorative" à ses yeux. "J'aimerais que nos responsables viennent sur le terrain et évaluent les besoins de la population", insiste-t-il. "Que l'on arrête de globaliser. La médecine, c'est de l'humain", ne cesse-t-il de répéter.
Plongé "dans le bain médico-social chaque jour de la semaine", le docteur Coven mesure "à quel point l'environnement social et familial compte dans la santé de tout un chacun. D'année en année, j'ai vu les corps se fatiguer, les enfants et les adultes grossir à en devenir obèses. Il est évident que la pauvreté est partie intégrante de nos consultations car elle est à l'origine de certaines pathologies".
"POMPIER DE SERVICE"
Il se sent souvent comme un "pompier de service" face à un
"mal de vivre" de plus en plus tenace qui s'empare des corps, "un
médiateur", qui "met en sourdine des souffrances qui, rangées
bout à bout, pourraient enflammer les banlieues".
"J'en soigne, des enfants qui ont des rhino-pharyngites à répétition ou de l'asthme parce qu'ils sont confinés dans des pièces trop petites suintant l'humidité et jamais aérées. J'en soigne des adultes au bord de la crise de nerfs à cause des bruits qui franchissent les cloisons ." Et le médecin de raconter l'histoire de Moussa, âgé de 8 ans. "A l'école, ils m'ont dit qu'il comprend mal, il a du mal à suivre, ils ont parlé de séance d'orthophonie", explique son père. En examinant le petit garçon, le docteur découvre, logée au fond d'une de ses oreilles, une petite blatte....
Et puis il y a cette famille modeste de cinq enfants d'origine algérienne vivant dans 25 m2 et qu'il voit régulièrement pour des infections ORL à répétition ou des problèmes d'asthme. Le docteur décide d'en parler à une conseillère municipale pour qu'une solution de relogement soit trouvée. Quelques mois plus tard, un appartement leur est attribué. "Les maladies ont comme par magie disparu depuis qu'ils vivent décemment." "Je reconnais chez mes patients les conséquences de la crise économique. Plus ils ont des difficultés financières ou professionnelles, plus ils consultent et plus la bobologie devient le lot de ma pratique."
La médecine dite "générale" prend tout son sens en banlieue où la population a peu accès à un pédiatre ou un psychiatre, surtout en honoraires libres. "Peu de patients mettent en avant leurs troubles psychiques, trop occupés à survivre ou à vivre un quotidien chaotique. " Pourtant, bien souvent, insomnies, alcoolisme, nausées, lombalgies, cachent un "malaise existentiel". "La société crée des problèmes sociaux puis nous reproche de prescrire des psychotropes. Mais que faire quand il s'agit qu'un patient puisse au moins dormir la nuit ?", interroge le médecin.
Quant aux arrêts maladie, il ressent le même décalage entre les discours politiques et ce qu'il vit au jour le jour. Les arrêts de travail sont "avant tout une nécessité, un geste thérapeutique lorsqu'une personne est au bout du rouleau" mais aussi une manière de "combler des carences sociales". Bien sûr, il reconnaît quelques "abus", quelques "dissimulateurs" auxquels il résiste "comme il peut", mais il rencontre aussi la vraie souffrance de "travailleurs angoissés, exploités, déprimés", inaptes temporairement au travail. Comme cette jeune caissière de supermarché, une beurette en contrat de qualification "réellement épuisée", ou ce jeune mécanicien, ancien toxicomane en cours de réinsertion qui vit sous anxiolytique et pense mettre en danger les automobilistes dont il répare les voitures. Sans compter ces femmes et ces hommes en fin de carrière qui ne parviennent plus à assurer un travail pénible et enchaînent visites chez le médecin et arrêts de travail. "La société ne leur offre pas d'alternative."
Et puis il y a les personnes âgées "qui restent calfeutrées chez elles". Il y revient sans cesse parce que, résume-t-il, "la canicule, je la vois tous les jours". Scandalisé par leur "isolement", leur "solitude", il considère qu'il n'y a pas, pour cette population, de "visite médicalement injustifiée" et de médicament à service médical rendu insuffisant. "A une petite vieille qui a les jambes qui enflent, je ne vais pas dire : je n'ai rien pour vous parce que le ministre a dit que tel médicament ne servait à rien. Je le lui donne et elle va mieux." Quant aux affections de longue durée, que les pouvoirs publics entendent davantage contrôler, le docteur Coven rappelle que le protocole de prise en charge est aussi signé par le médecin-conseil de l'assurance-maladie.
Si "dérives" il y a, elles se situent davantage du côté de certaines visites à domicile - qui se terminent devant une porte close ou en apprenant que le patient est parti faire des courses - ou d'abus à cette "formidable avancée sociale" qu'est la couverture médicale universelle (CMU). Car, faute de "contrôles suffisants", elle a selon lui engendré du consumérisme médical .
La banlieue lui procure "autant de plaisir que de lassitude" mais "rien ne m'en délogera", dit-il, parce que plus que jamais "il faut une médecine riche pour les pauvres".
Sandrine Blanchard - LE MONDE | 17.10.03